Compte rendu du livre :

Les Métaphores dans la vie quotidienne,

de George Lakoff et Mark Johnson,

Traduit de l'anglais par Michel de Fornel, en collaboration avec Jean-Jacques Lecercle,
Éditions de Minuit (Propositions), 1985 [1980].

       On ne voit souvent dans la métaphore qu'une figure de rhétorique qui consiste à utiliser un terme concret dans un contexte abstrait, comme dans l'expression "les racines du mal". Ce serait une simple façon de parler. Or, George Lakoff et Mark Johnson montrent, dans ce livre, que notre langage dans son usage le plus quotidien est traversé par la métaphore. Non pas que nous utilisons des métaphores pour décrire des expériences que nous pourrions, par ailleurs, définir suivant les termes qui leur correspondent, mais, plus radicalement, que sans métaphore nous ne pourrions pas parler de nos expériences les plus fondamentales. C'est-à-dire que, pour Lakoff et Johnson, les concepts au moyen desquels nous appréhendons la réalité sont métaphoriques. Il en résulte un bouleversement de notre conception du monde.
       Il y a métaphore quand nous appréhendons quelque chose en termes d'autre chose (par exemple, le mal en termes de plante). Dans ce cas, il est difficile de dire ce qui caractérise en propre la chose décrite de façon métaphorique. Comme, suivant nos auteurs, la réalité est appréhendée métaphoriquement, il n'est plus question d'en parler comme de quelque chose qui serait indépendant de la façon dont nous la comprenons. Pour cette raison, une proposition vraie n'est plus une proposition qui correspond à la réalité telle qu'elle est en elle même, mais une proposition qui correspond à la réalité telle que nous la comprenons. Or, comme elle est comprise grâce à des métaphores, on peut dire, en quelque sorte, que la réalité est structurée par notre système métaphorique...
       Pour Lakoff et Johnson le système conceptuel qui nous sert à penser et à agir est donc fondamentalement métaphorique. On peut, certes, se demander si une telle théorie est solide, si elle ne s'écroulera pas après réflexion et si elle est bien fondée. Mais, paradoxalement, un tel questionnement ne fait que la consolider, puisque les expressions utilisées ne font que s'appuyer sur la métaphore conceptuelle qui assimile les théories, ou les discussions, à des constructions.
       On peut toujours penser que cette perspective ne donne pas une image correcte du problème de la métaphore, ou que ce raisonnement n'est pas clair. Peut-être ? Mais ce point de vue, justement parce qu'il s'appuie maintenant sur la métaphore conceptuelle qui assimile compréhension et vision, ne peut pas éclipser le fait que nous pensons à travers un système conceptuel métaphorique.
       Ainsi, il semble que la métaphore envahisse bien tout notre système conceptuel. Citons, à titre d'exemple, le cas des idées métaphoriquement saisies en termes d'aliment (Ce sont des idées remâchées), en termes de personne (Il est le père de cette idée), en termes de plante (Cette idée a germé dans son esprit) ; ou encore le cas de l'esprit métaphoriquement saisi en termes de machine (Mon esprit est incapable de fonctionner aujourd'hui), ou en termes d'objet fragile (Il est facilement froissé). Mais, loin de se contenter de relever le grand nombre de métaphores utilisées dans le langage quotidien, Lakoff et Johnson montrent comment elles dépendent les unes des autres et comment, par conséquent, nous sommes véritablement en présence d'un système conceptuel métaphorique qui nous permet d'appréhender la réalité.
       Cet usage métaphorique s'explique, selon eux, parce que beaucoup de concepts importants ne sont pas clairement définis dans notre expérience, et qu'il nous faut donc recourir à des concepts que nous comprenons mieux (par exemple, le concept d'idée à partir du concept d'aliment). Quant à ces concepts plus clairs, ils proviendraient de notre interaction directe avec notre environnement physique et culturel. Par exemple, nous pouvons facilement comprendre le concept de "contenant" à partir de notre situation physique -- exemple, "je suis dans la cuisine". Mais un état affectif est quelque chose de plus difficilement saisissable. Dans ce cas, la métaphore qui assimile "état affectif" et "contenant" -- comme dans la phrase "je suis dans l'embarras" -- permet d'appréhender cette réalité émotionnelle. De même, pour constater qu'il y a, par exemple, "un ballon devant un rocher", il faut projeter sur le rocher une orientation (devant-derrière) qui ne lui appartient pas en propre -- notion d'orientation qui émerge, selon nos auteurs, de l'expérience directe de notre corps.
       Le système conceptuel métaphorique qui nous permet d'appréhender la plupart des aspects de la réalité dérive donc, selon nos auteurs, d'un certain nombre de concepts qui émergent de notre interaction directe avec notre environnement. Dans ce cas, toute notre conception de la réalité est relative à notre interaction avec elle. Parler d'un objet, c'est en parler en fonction de notre interaction (possible ou effective) avec lui. Les métaphores permettent alors de mettre en valeur, au détriment des autres, certaines propriétés interactionnelles. Penser, par exemple, à une discussion en terme de combat, c'est effectivement négliger qu'une discussion puisse être constructive. Cette importance donnée à la notion de métaphore et à la notion d'interaction bouleverse, selon Lakoff et Johnson, la notion classique d'objectivité et, par voie de conséquence, la notion de vérité.
       On pense généralement que la plupart des objets que nous percevons sont tels que nous les percevons. Si nous percevons un ballon devant un rocher sur la plage, cette situation continuera à être identique à ce que nous en avons perçu quand nous aurons détourné notre regard. En disant "Il y a un ballon devant un rocher qui est sur la plage", on énonce alors une proposition vraie, au sens où il y a adéquation entre ce que notre phrase énonce et ce qui est. Si cette phrase avait été énoncée par un perroquet qui ne l'aurait, bien sûr, pas comprise, elle continuerait à être vraie. Sa signification reste la même qu'on la comprenne ou non. C'est pourquoi on dit que sa signification est objective et la phrase n'a même pas besoin d'être prononcée pour que la signification existe. La présence du ballon devant le rocher est indépendante de toute perception, et la signification d'une phrase qui décrit une telle situation est une réalité objective, que la phrase soit prononcée ou non.
       Or, comme nos auteurs ont cherché à le montrer, nous percevons dans les choses du monde non pas leurs propriétés inhérentes, mais des propriétés relatives à notre interaction avec ces choses. C'est pourquoi, si nous arrêtons de percevoir certaines choses, nous pouvons penser que leurs propriétés inhérentes resteront les mêmes, mais il est clair que, notre interaction avec elles ayant cessé, les propriétés relatives à notre interaction ne peuvent plus être les mêmes. Parler d'un ballon devant un rocher sans qu'il y ait une personne pour projeter ne serait-ce que sa propre notion d'orientation n'a donc pas de sens. Aussi le monde tel que nous le voyons est-il comme il est, parce que nous le voyons et le comprenons de cette façon. Il n'est pas question de dire que la réalité est créée par notre perception -- du moins pour ce qui ne relève pas de la société --, mais que la réalité telle que nous la percevons dépend en partie de notre perception. Or, cette dernière est structurée par notre système métaphorique. C'est pourquoi l'on peut dire que les métaphores ne se contentent pas de conceptualiser une réalité pré-existante, mais qu'elles ont le pouvoir de structurer cette réalité.
       Ce qui empêche d'accepter cette dernière proposition c'est, selon Lakoff et Johnson, la croyance en un monde d'objets déjà définis tels que nous les découvrons. Dans ce cadre, les mots et les phrases qui nous servent à les décrire peuvent effectivement leur correspondre indépendamment du contexte où ils ont été énoncés. Mais, si nos auteurs ont raison, notre perception est essentiellement construite par des métaphores -- métaphores qui dépendent de notre expérience physique et culturelle. Ce qui implique que le monde des objets que nous percevons est bel et bien structuré par notre système métaphorique. Ce système métaphorique est donc à la fois ce qui structure notre monde et ce qui nous permet de le comprendre. C'est pourquoi, il n'y a pas de vérité sans compréhension préalable et les phrases n'ont pas de signification indépendamment de la manière dont nous les comprenons.
       C'est donc à partir d'une analyse des métaphores telles qu'elles structurent notre perception que Lakoff et Johnson nous invitent à réviser, dans ce livre très clair, nos conceptions de la réalité et de la vérité. Mais, si les métaphores structurent notre façon de percevoir le monde, il ne faut pas croire, comme le soulignent nos auteurs, qu'il soit possible de les dépasser pour atteindre la réalité en des termes qui lui correspondraient. Car on ne peut parvenir à dépasser les métaphores qu'en employant d'autres métaphores...

Thomas Lepeltier, Revue de livres, juin 1998.

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