L’univers livresque
de Thomas Lepeltier
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Compte rendu du livre :
 
The Half Has Never Been Told.
Slavery and the Making of American Capitalism,
de Edward E. Baptist,
Basic Books, 2014.

Selon une certaine tradition historiographique, l’esclavagisme au xixe siècle — au-delà des problèmes éthiques qu’il pose — était un mode de production dépassé, incapable de rivaliser avec l’essor de la révolution industrielle et le développement du capitalisme. Son abolition était donc inéluctable. Par exemple, il est souvent dit que, sans la Guerre de Sécession aux États-Unis, les esclavagistes, accrochés au monde d’antan, auraient quand même été balayés par le vent de la modernité. Vision biaisée, rétorque l’historien Edward Baptist dans ce livre. Selon lui, l’esclavage a au contraire été au cœur, si ce n’est le moteur, du développement économique du xixe siècle. D’abord, parce que le coton, qui était la matière première sur laquelle s’est construite la révolution industrielle, provenait principalement du travail des esclaves. Mais aussi, et plus fondamentalement, parce qu’une grande partie de l’appareil financier des États-Unis a investi en masse dans l’exploitation de ces esclaves pour accroître cette production et en a tiré des profits colossaux qui ont dynamisé toute l’économie du pays. Voilà pourquoi l’auteur se propose de réécrire toute une partie (la « moitié », d’où le « half » du titre de l’ouvrage) de l’histoire de l’esclavage aux États-Unis

Il raconte ainsi comment, après que l’importation des esclaves fut interdite en 1808, les entrepreneurs organisèrent, avec l’appui des banques, des compagnies d’assurance et du système judiciaire, un grand déplacement de cette force de travail vers les champs de coton. Environ un million d’esclaves furent transportés des États du nord vers ceux du sud dans les décennies qui précédèrent la Guerre civile. Ce transfert d’hommes, de femmes et d’enfants était très bien organisé. Il profita des moyens de transport modernes (bateau à vapeur, train), tout en encourageant leur développement. Il poussa à l’ouverture de nouveaux territoires où, après l’élimination des populations autochtones, les propriétaires d’esclaves investirent dans de nouveaux champs de coton qu’ils géraient comme des entreprises capitalistes.

Bien sûr, ce dynamisme économique s’est fait sur le dos des esclaves. L’auteur montre comment il aggrava considérablement leur situation, avec des conséquences dévastatrices. Il faut oublier l’image d’Épinal de l’esclavagiste paternaliste. Dans la course au profit qui se met en place au xixe siècle, les liens d’affection que les esclaves pouvaient créer entre eux, et qui leur apportaient un minimum de réconfort, étaient régulièrement brisés. Que ce soit pour les déplacer d’un endroit à un autre ou pour mieux exploiter leur force de travail, les femmes étaient séparées de leur mari ou partenaires, les enfants de leur père et mère, sans qu’ils n’aient aucun espoir de se revoir un jour. Seul comptait l’optimisation du travail. Qui plus est, la violence physique à l’encontre des esclaves augmenta régulièrement au cours des décennies afin d’accroître la productivité des champs de coton. Dans cette nouvelle économie, le rendement était en effet l’obsession des propriétaires d’esclaves. Les coups de fouets et autres sévices pour faire travailler davantage ces esclaves étaient alors utilisés d’une manière terriblement efficace.

Une telle violence fait frémir de nos jours. Comment a-t-elle pu s’institutionnaliser à ce point ? Comment aussi ne pas être troublé par le fait qu’elle se trouve au fondement du monde capitaliste au sein duquel nous vivons aujourd’hui ?

Thomas Lepeltier,
Sciences Humaines, 280, avril 2016.


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Autres livres à signaler :

— Calvin Schermerhorn, The Business of Slavery and the Rise of  American Capitalism, 1815–1860, Yale University Press, 2015.

— Sven Beckert, The Empire of Cotton. A Global History, Alfred A. Knopf, 2014.

— Robin Blackburn, The American Crucible. Slavery, Emancipation And Human Rights, Verso, 2013.