Compte rendu du livre :

Le Gothique des Lumières,

de Michel Baridon,

Précédé par  « La redécouverte du gothique » d'Arthur O. Lovejoy,
Traduit de l'anglais par Marie-Odile Bernez,
Gérard Monfort Éditeur, 1991.

      Les Lumières n'ont pas aimé le Moyen Age. À témoin leur mépris, entre mille autres, de l'architecture gothique. Mais avec les romantiques au XIXe siècle tout change. Ce qui était honni hier est désormais recherché, ce qui était vilipendé est chanté. Si l'opposition est radicale, elle ne s'est pourtant pas faite en un jour; ce fut progressivement que le goût du Moyen Age se développa tout au long du XVIIIe siècle. Et c'est la genèse de cette nouvelle esthétique que nous invitait à découvrir en 1932 Arthur O. Lovejoy (1898-1951) dans un article qui s'intitulait « The first gothic revival and the return to nature. » Dans une analyse pleine de finesse, il montrait comment les architectes et les paysagistes anglais avaient redonné vie au gothique, sans que soit pour autant changé l'idéal artistique classique de l'imitation de la nature mais où, en revanche, l'idée même de nature s'était transformée. Admiratif de cet article, Michel Baridon (né en 1926) l'offre de nouveau à notre attention en l'insérant dans ce livre où il se propose par delà les cinquante années écoulées d'en poursuivre la réflexion. Il en ressort que ce goût pour le Moyen Age trouverait aussi sa source dans les problèmes politiques et dans la philosophie naturelle de l'époque. C'est donc à une très riche histoire de la genèse de l'esthétique néo-gothique que nous sommes ici conviés.
      Commençons par revenir sur l'article de Lovejoy. Si le terme de « gothique », utilisé pour évoquer le Moyen Age, avait au XVIIIe siècle un sens péjoratif très marqué, il possédait toutefois, quand il était appliqué à l'architecture, trois dénotations distinctes. Premièrement, il désignait toute structure qui n'était pas conçue sur le modèle classique : « Toute construction ancienne qui n'est pas dans le style grec s'appelle gothique (Langley : Ancient Architecture, 1742 ; cité p. 9). » Ensuite, il servait à désigner le style roman, supposé introduit par les Goths et autres peuples barbares venus du Nord pour envahir l'Empire romain. Enfin, c'était pour parler d'un « style de construction fantaisiste et déréglé (p. 12) » qui était censé venir des Sarrasins -- et qu'on appellerait de nos jours gothique flamboyant -- que l'on utilisait le mot « gothique » ; ce terme était toutefois souvent remplacé par « sarrasin » à partir du milieu du XVIIIe siècle quand il était question de marquer la différence avec le style précédent, jugé plus ancien. Dans tous les cas, le style gothique était condamné par les « gens de goût », mais pour des raisons contradictoires. Le gothique ancien était jugé lourd, raide, sombre, grossier et déprimant ; le gothique moderne (ou sarrasin) était accusé d'être trop léger, trop élancé, trop surchargé d'ornements... frivole en quelque sorte. Mais ce dernier s'éloignant davantage des canons classiques -- simplicité, clarté, fonctionnalité --, les accusations à son encontre furent plus systématiques. À une époque où le critère par excellence de l'art était en effet de se conformer à la nature, voire de l'imiter, et que celle-ci était conçue comme ordre, symétrie et simplicité, ce gothique qui multipliait les structures et les petits détails ne pouvait en effet que susciter un concert de réprobations.
      Et pourtant, le gothique allait renaître avant même que ne soit remis en question le dogme de son infériorité. Sensibles à l'unité d'un style, certains amateurs d'art et certains architectes trouvèrent en effet, dès la fin du XVIIe siècle, de mauvais goût de restaurer, comme cela se faisait souvent, les vieux monuments en recouvrant les structures gothiques par des imitations en plâtre d'éléments classiques (frontons, arcades...). Le néo-gothique retrouva donc dans ce refus du mélange des styles, quand il était décidé que les monuments ne seraient pas complètement détruits, son premier souffle de vie. Mais à partir des années 1740, une préférence explicite pour le gothique commençait à véritablement se faire entendre. Ainsi, certains n'hésitaient pas à affirmer que « les meilleurs édifices gothiques », loin de devoir uniquement être préservés dans leur intégrité architecturale, surpassaient « de très loin en magnificence et en beauté tout ce qui a été fait par les Grecs et les Romains (Langley : Ancient Architecture, 1742 ; cité p.30). » Ce nouvel engouement, sans être pour autant constant dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, envahit néanmoins rapidement l'Angleterre au point que dans les années 1750 il paraissait déjà ancien. En tout cas, il concerna peu les constructions religieuses, mais s'exprima surtout dans les demeures civiles, et particulièrement dans les dépendances de dimensions modestes, en sorte qu'il faisait plutôt partie d'un projet paysager que d'un projet architectural.
      Alors que l'art se devait toujours à cette époque d'être une imitation de la nature, ce renouveau du gothique fut possible selon Arthur O. Lovejoy uniquement parce qu'il commençait à paraître plus « naturel » que l'art classique, c'est-à-dire plus « conforme à la nature ». Mais pour que les amateurs du gothique s'approprient ainsi le cri de ralliement des partisans du classicisme, il avait fallu évidemment que le regard que l'on portait sur la nature eût changé. Et effectivement l'idée d'une régularité de la nature, sans toutefois disparaître, commençait à être concurrencée par son contraire, l'idée d'irrégularité. Aussi l'architecture gothique, toujours définie par sa sauvagerie et sa profusion confuse, pouvait-elle sembler plus fidèle à la nature. On se mit même à imaginer que les cathédrales gothiques trouvaient leur origine dans une imitation des allées d'arbres avec leurs cimes entrelacées se dressant au coeur des forêts d'où étaient sortis les Goths. Ainsi ce qui était auparavant considéré comme des défauts caractéristiques de l'art gothique constituait désormais la marque de sa beauté. Ce n'était donc plus les constructions classiques, d'où se dégageait un plan simple, qui étaient fidèles à la nature, mais au contraire le gothique qui produisait une impression d'abondance inépuisable par la diversité de ses formes. Et là où il était le plus facile de mettre en évidence cette prodigalité de la nature ce fut bien sûr dans l'art paysager. Ce qui explique que ce retour du gothique s'exprima, à ses débuts, dans les jardins, notamment anglais. Mais ensuite ces nouveaux principes de l'art paysager commencèrent à envahir l'architecture, à l'inverse de ce qui se passait en France. En accord avec l'idéal classique de l'imitation de la nature mais en se fondant sur une interprétation radicalement différente de cette nature, le gothique put ainsi petit à petit reconquérir une respectabilité esthétique. Reste à savoir pourquoi ce fut d'abord en Angleterre que se développa de nouveau ce goût pour les ogives, les mâchicoulis, les tourelles, etc., et c'est là qu'intervient Michel Baridon.
       L'Angleterre venait, avec la Glorieuse Révolution de 1688 et le départ du dernier roi Stuart, de se débarrasser de l'absolutisme. Le Parlement en sortait renforcé et, vu son mode d'élection, le pouvoir revenait principalement aux grandes familles qui régnaient sur les campagnes. Or, ce changement de régime était interprété comme un retour de la tradition « saxonne » ou « gothique » -- les termes étant interchangeables -- de l'Angleterre. Dans l'histoire telle que l'on se la racontait à l'époque, en effet, la monarchie absolutiste était issue de la conquête normande et s'était imposée face à un peuple et à des barons défenseurs des traditions parlementaires. Le régime inauguré par la Glorieuse Révolution marquait donc un juste retour des choses contre la mainmise de l'étranger sur le pays. Et pour exalter son rôle historique dans ce combat contre l'absolutisme et pour la défense des libertés, la noblesse eut recours aux symboles de la tradition ancestrale, c'est-à-dire aux symboles des temps « gothiques » : tout comme les libertés anciennes venaient d'être restaurées, la nouvelle classe dirigeante jugeait bon de sauver les ruines gothiques et, quand cela était nécessaire, d'ériger d'autres constructions du même style.
       Or, sur le modèle des récits de Tacite, qui décrivait les libres assemblées des tribus germaniques siégeant au milieu des forêts, les nouveaux « Saxons » associaient souvent l'univers du gothique au monde forestier. D'où l'attention particulière qu'ils portaient aux parcs et aux jardins, et leur souci d'entourer les constructions d'une végétation touffue pour bien marquer que la liberté était née au sein d'une nature sauvage. Mais ce retour du gothique ne signifiait pas pour autant la fin de la sensibilité classique. Le style antique revu par le XVIe siècle italien, et en particulier le style palladien -- de l'architecte Palladio (1508-1580) --, inspira également le goût au cours de ce XVIIIe siècle. Aussi vit-on maintes fois s'établir un compromis : l'antique avec son sens de l'équilibre et sa simplicité pour la demeure principale, le gothique avec son irrégularité et sa variété pour le jardin et les dépendances. Cela permettait en tout cas d'entretenir, conjointement au mythe des libertés gothiques, le mythe que cette Angleterre qui venait de limiter les prérogatives du roi était aussi la nouvelle Rome, non pas celle des empereurs, mais la Rome républicaine où le pouvoir des consuls était contrôlé par le Sénat et les Comices. Et ces choix architecturaux et paysagers reflétaient d'autant mieux cette idéologie de l'Angleterre du XVIIIe siècle que la propriété terrienne était à la base du système politique.
       Mais ces mythes politiques ne sont pas les seuls éléments que l'on peut mettre en rapport avec l'évolution esthétique. De même que la géométrisation de l'espace aux XVIe et XVIIe siècles accomplie par la philosophie naturelle fut contemporaine d'un nouveau goût dans le domaine de l'art pour les formes pures, dépouillées, réduites en quelque sorte à leur essence mathématique, le retour du gothique en Angleterre semble coïncider au moment où cette même philosophie naturelle se détourna du modèle exclusivement géométrique pour adopter une image plus dynamique de la nature. Au modèle cartésien, où tout devait s'expliquer en termes de figures et de mouvements, succéda en quelque sorte la nature newtonienne avec ses forces qui s'exerçaient à distance. Mais au delà des grands principes, c'était par leur méthode que les nouveaux savants anglais cherchaient surtout à se différencier de leurs prédécesseurs. Il s'agissait de ne plus se soumettre au pouvoir absolu de la déduction, mais de faire place à côté d'elle aux simples faits, aux phénomènes, à l'observation directe. D'où le soin que ces savants donnaient au recueillement des données d'observation dans toute leur multiplicité. Au rationalisme cher au classicisme, ils préféraient ainsi un empirisme ouvert à la richesse de la nature. Si ce goût du détail se retrouvait bien sûr dans la nouvelle sensibilité néo-gothique, le rejet des abstractions n'était pas non plus étranger à l'intérêt que l'on portait désormais aux différentes ruines qui égayaient la campagne. En multipliant les perspectives historiques, ces ruines donnaient en effet au passé une épaisseur que la pensée abstraite avait tendance à abolir. Ainsi, d'une sensibilité aux variations de toutes sortes on s'ouvrit à l'idée que l'écoulement du temps était une partie essentielle de la vérité des choses, et le goût pour le gothique devint indissociable d'une référence à l'histoire et à la mort.
       Cet intérêt pour le Moyen Age ne se cantonna pas, bien sûr, à l'Angleterre et à l'architecture puisqu'il fit, plus tard, partie intégrante du romantisme. En tout cas, grâce à ce livre, on voit dans ce premier retour du gothique en Angleterre se dessiner très concrètement les grandes mutations de la philosophie de l'esthétique au XVIIIe siècle. C'est que la beauté telle qu'on l'éprouvait face à une cathédrale gothique n'avait plus rien à voir avec celle que l'on avait éprouvée face à un temple grec. En mettant l'accent sur la variété et l'irrégularité des formes, le goût du gothique avait en effet contribué à développer l'idée que le Beau venait à l'homme, non par des règles a priori, mais par la richesse des impressions qu'il éprouvait. C'est pourquoi la beauté ne se rapportait plus à une idée d'harmonie inhérente aux choses, mais relevait plutôt de l'intensité des sentiments que l'on éprouvait. Et plus encore, le gothique en valorisant l'image d'une nature exubérante associée aux ruines et à la mort contribua à faire qu'un sentiment de terreur devint nécessaire à la reconnaissance du caractère sublime d'un monument ou d'un paysage. Autant d'orientations de l'esthétique qui allaient connaître un grand succès...

Thomas Lepeltier, Revue de livres, mai 2000.

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