L’univers livresque
de Thomas Lepeltier
bloom-against-empathy
Compte rendu du livre :
 
Against Empathy.
The Case for Rational Compassion,
de Paul Bloom,
Bodley Head, 2016.

Dans un discours prononcé en 2006, Barack Obama soulignait à quel point il était urgent « de voir le monde à travers les yeux de ceux qui sont différents de nous – l’enfant qui a faim, le sidérurgiste qui a été licencié, la famille qui a tout perdu dans une tempête. Quand vous pensez ainsi – quand vous […] faite preuve d’empathie avec la souffrance des autres, qu’ils soient des amis proches ou des étrangers au loin –, il devient plus difficile de ne pas […] aider ». L’ancien président des États-Unis exprimait ainsi une idée très courante : le monde serait meilleur si tout un chacun faisait preuve d’un surcroit d’empathie. Mais ce n’est pas l’avis de Paul Bloom. Pour ce Professeur de psychologie à l’Université de Yale, l’empathie est au contraire un très mauvais guide pour agir moralement. Elle serait nécessairement biaisée en faveur de nos semblables ou de ceux qui nous ressemblent, aveugle à l’équité et insensible à la misère du plus grand nombre. Au fond, elle serait profondément injuste. Du coup, Bloom lui préfère une compassion rationnelle, c’est-à-dire une forme de souci de l’autre s’accompagnant d’une analyse des coûts et bénéfices de nos actions.

Pour justifier cette position, l’auteur expose les effets négatifs de l’empathie. Le cas typique est celui où, touché par la détresse d’une enfant malade apparue dans les médias, le public fait des dons très généreux pour lui venir en aide et œuvre même pour qu’elle soit soignée en priorité. Le problème est que, pour des raisons d’équité, il serait préférable que les dons soient mieux répartis entre plusieurs enfants ayant autant besoin d’aide et que celle qui est au centre de toutes les attentions ne soit pas prise en charge médicalement avant ceux atteints de maladies plus urgentes à traiter. Mais, dans ce genre de situation, où on se met à la place de celui ou celle dont on perçoit la souffrance, l’émotion l’emporte sur la raison. C’est bien la preuve, estime Bloom, que notre empathie n’est pas bonne conseillère.

Bien sûr, beaucoup rétorquent que ce n’est pas l’empathie qui est en cause ; c’est ce que l’on en fait. Sans elle, nous serions incapables de nous mobiliser pour venir en aide aux autres. La misère et l’injustice du monde ne feraient donc qu’augmenter. Mais Bloom n’est pas d’accord. Enquêtes et expériences de psychologie à l’appui, il montre que les personnes ayant une forte capacité d’empathie ne viennent pas davantage en aide au reste du monde. Une situation dramatique permet d’ailleurs d’illustrer ce rôle secondaire de l’empathie : si un enfant se noie devant nous, ce n’est pas notre capacité à nous mettre à sa place qui nous pousse à lui venir en aide ; c’est plutôt un sens du devoir et de ce qui est juste. Certes, l’empathie peut accompagner de bonnes actions. Mais elle peut aussi – répond Bloom – conduire aux pires exactions. Par exemple, l’empathie pour les victimes d’une atrocité peut conduire à en commettre d’autres à l’encontre de ses supposés responsables. Là encore, certains disent que ce n’est pas l’empathie qui pose problème mais le fait que les protagonistes ne l’étendent pas assez loin. C’est peu crédible rétorque à son tour Bloom. Par sa nature même, l’empathie n’est pas extensible à volonté : on ne peut pas se mettre à la place d’inconnus ou d’individus abstraits. Voilà pourquoi, après avoir répondu à toutes sortes d’objections, il en conclut qu’une froide compassion est préférable à l’empathie. Bref, entre le cœur et la raison, il vaudrait mieux se laisser guider par la seconde…

Thomas Lepeltier,
Sciences Humaines, 293, juin 2017.


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Autres livres à signaler :

— Peter Bazalgette, The Empathy Instinct. How to Create a More Civil Society, John Murray, 2017.
— Roman Krznaric, Empathy. Why It Matters, And How To Get It, Rider, 2015.