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Compte rendu du livre :

Darwin deleted.
Imagining a World without Darwin,

de Peter J. Bowler

University of Chicago Press, 2013.
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Imaginez que Charles Darwin soit tombé à l’eau et se soit noyé lors de son tour du monde sur le Beagle… Il n’aurait jamais développé sa théorie de l’évolution, ni écrit L’Origine des espèces (1859). Que serait devenu le monde sans ce célèbre livre et son auteur ? C’est la question à laquelle tente de répondre Peter Bowler, grand spécialiste de l’histoire de la théorie de l’évolution. Son objectif, dans cette réflexion originale et très stimulante, n’est pas de laisser libre cours à son imagination, mais de mieux saisir l’influence du célèbre naturaliste en auscultant, avec minutie, ce qui aurait pu se passer en son absence.
       Une des conclusions fortes de Bowler est que Darwin a joué un rôle moins important qu’on ne l’imagine en général. L’idée d’évolution était dans l’air du temps : sans Darwin, la plupart des biologistes l’auraient donc adoptée plus ou moins à la même époque. Les paléontologistes n’en étaient-ils pas venus à reconnaître que les restes fossiles témoignaient d’une grande transformation des formes vivantes ? Quant aux géologues, ils s’accordaient pour attribuer à la Terre bien plus que quelques milliers d’années d’ancienneté.
       La situation est un peu différente pour l’autre grande contribution de Darwin : la sélection naturelle. En dépit du fait qu’Alfred Russel Wallace l’avait conçue lui aussi à la fin des années 1850, il est très probable que, sans l’œuvre de Darwin, elle n’aurait pas attiré l’attention de leurs contemporains. Mais cela n’aurait pas changé grand-chose sur un plan scientifique, estime Bowler, puisque Darwin n’a de toute façon pas réussi à en convaincre beaucoup de sa pertinence.
       De fait, à la fin du xixe siècle, la sélection naturelle n’était pas le mécanisme préféré des biologistes pour expliquer l’évolution. Certains considéraient plutôt que celle-ci suit des chemins prédéterminés conduisant à des organismes de plus en plus complexes avec l’être humain comme point d’aboutissement. D’autres reprenaient les idées de Jean-Baptiste Lamarck selon lesquelles les organismes passent à leur descendance les traits qu’ils ont acquis durant la vie. Or ces théories laissaient une place à l’idée d’intention dans l’évolution et étaient, pour cette raison, plus faciles à concilier avec la religion. Du coup, estime Bowler, sans Darwin, ces alternatives auraient permis à l’idée d’évolution d’entrer plus facilement dans l’esprit du public.
      En revanche, l’absence du darwinisme n’aurait pas empêché le déclenchement des deux guerres mondiales, ni les atrocités nazies, ni l’eugénisme, comme certains de ses opposants veulent lui en attribuer la responsabilité. Pour Bowler, le racisme ou l’impérialisme, qui ont contribué aux horreurs du siècle passé, existaient avant Darwin et n’avaient nullement besoin de la théorie de la sélection naturelle pour se développer, même s’il est vrai que cette théorie fut un outil rhétorique utile pour ceux qui en étaient responsables.
      Bref, un monde sans Darwin serait très similaire à ce qu’il est aujourd’hui : la théorie de l’évolution serait largement admise, la sélection naturelle aurait fini par y être intégrée et la plupart des événements historiques se seraient produits à l’identique. Seule différence, sans Darwin, l’idée d’évolution aurait peut-être été acceptée plus rapidement. Cette conclusion ne revient pas à minimiser le génie de Darwin, mais permet à Bowler de souligner qu’être trop en avance sur son temps n’est pas forcément utile pour la science.

Thomas Lepeltier, Sciences Humaines, 253, novembre 2013.

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Autres livres à signaler :

— John Tyler Bonner, Randomness in Evolution, Princeton University Press, 2013.

— Monte Reel, Between Man and Beast. An Unlikely Explorer, the Evolution Debates, and the African Adventure that Took the Victorian World by Storm, Doubleday, 2013.