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Compte rendu du livre :

Le Travail du scepticisme.
Montaigne, Bayle, Hume,

de Frédéric Brahami,

PUF (Pratiques théoriques), 2001.

      Les sciences humaines sont fondées sur une ambiguïté. D'un côté, elles font de l'homme un objet comme un autre, et, dans ce cas, prennent modèle sur les sciences de la nature. Mais, d'un autre côté — fortes de l'idée que toute perception et tout discours renvoient fondamentalement à ceux qui en sont les sujets —, elles font aussi de l'homme l'instance par laquelle le monde est objectivé, et c'est pourquoi, dans ce cas, elles ont la prétention de fonder les sciences de la nature. Autrement dit, d'une part, les sciences humaines recourent à la raison pour étudier l'homme ; mais, d'autre part, elles interrogent la raison sur sa capacité à nous dévoiler la réalité. Soulignons encore que s'il y a au cœur des sciences humaines un projet scientifique — d'où toutes les inlassables justifications pour tenter d'accréditer les sciences humaines en tant que science à part entière —, il y a aussi un fond sceptique qui défait tout lien direct entre la représentation et ce qui est représenté, entre le mot et la chose.
      Il est donc très pertinent de montrer, comme le fait ici Frédéric Brahami, que le scepticisme développé par des auteurs comme Montaigne, Bayle et Hume est ce qui, entre autres choses, a rendu possible, historiquement et conceptuellement, la naissance des sciences humaines. Certes, le scepticisme remonte à l'Antiquité et les sciences humaines n'apparaissent qu'au XIXe siècle. Mais si le scepticisme antique reconnaissait notre incapacité à connaître les choses telles qu'elles sont et s'abstenait en conséquence de tout jugement, c'était uniquement parce que, selon ses propres exigences, la raison ne pouvait choisir entre différentes représentations. C'est-à-dire que ce premier scepticisme s'inscrivait, en quelque sorte, dans une démarche dogmatique, puisqu'il maintenait une distinction radicale entre la croyance et le savoir. En revanche, le scepticisme moderne retire à la raison toute puissance d'évaluation, ramène le savoir à un préjugé, et s'installe dans la croyance pour méditer à partir d'elle.
      Une fois ce pas accompli, l'homme n'est plus seulement l'être qui pense au milieu de la nature ; il est aussi celui sur lequel il s'agit de réfléchir en rapport avec une nature désormais conçue comme une fiction de l'esprit. C'est ce trouble de la pensée qui allait effectivement constituer une des conditions de possibilité des sciences humaines.

Thomas Lepeltier, Sciences Humaines, 121, novembre 2001.

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