Compte rendu du livre :

Chrétiens & haruspices.
La religion étrusque, dernier rempart du paganisme romain,

de Dominique Briquel,

Presses de l'École normale supérieure, 1997.

       L'homme a toujours voulu connaître l'avenir. Entre les paroles des voyants ou des astrologues et les rapports des experts en prospective, nos contemporains ne savent pas toujours choisir. Mais presque plus personne ne penserait à ausculter les entrailles d'un animal pour connaître son destin. En revanche, cette technique faisait partie intégrante de la religion étrusque. Cette dernière, dont l'épanouissement remonte au 1er millénaire avant le Christ, possédait en effet toute une doctrine consignée dans des livres sacrés et révélés qui traitaient de cette forme de divination. Si un animal, par exemple, n'avait plus de foie, les maîtres de cette science religieuse -- qu'on appelait des haruspices -- prédisaient une catastrophe imminente. C'était un signe des Dieux. Toutefois cette discipline ne se cantonna pas au monde étrusque. Quand celui-ci fut complètement romanisé à la suite de conquêtes militaires, l'haruspicine -- c'est-à-dire la science divinatoire des haruspices -- s'intégra au fonctionnement de l'État romain et y joua un rôle important. C'était la revanche des vaincus. Elle en vint même à représenter la tradition aux yeux de ses vainqueurs. Et c'est à ce titre qu'elle se vit confrontée au développement du christianisme. Les disciples du Christ et les haruspices représentaient en effet deux mondes antagonistes. Ainsi, quand Rome lutta contre l'influence croissante du christianisme, elle trouva dans ces gardiens de la vieille science sacrée des Étrusques un soutien indéfectible. Les chrétiens, s'inspirant d'autres livres sacrés, offrant une vue différente de l'au-delà et rivalisant sur l'interprétation des signes divins, y virent aussi des adversaires à abattre. C'est ce « combat » oublié que Dominique Briquel nous raconte avec précision dans ce livre, qui nous permet de mieux comprendre les circonstances de l'implantation de la religion chrétienne dans le monde romain.
       Comment expliquer le « succès » des haruspices à Rome ? Les Romains avaient bien des spécialistes de l'observation des signes que les dieux adressaient aux hommes (les augures), mais leur compétence consistait uniquement, à partir d'un vol d'oiseaux ou de la chute de la foudre, à déterminer si les dieux approuvaient ou non telle ou telle décision. En outre, ils étaient impuissants devant les prodiges qui rompaient le cours naturel des choses. En revanche, les haruspices se faisaient fort de dégager la signification de tous les signes envoyés par les dieux, et même de provoquer leur réponse par des sacrifices consultatoires. À cette supériorité technique des étrusques s'ajoutait une vision de l'eschatologie, de la cosmologie, voire de la théologie, plus globale que celle des Romains. Toutes ces raisons expliquent la place qu'allaient occuper les haruspices au sein de la cité. Au niveau officiel, un collège, l'« ordre des soixante haruspices », qui avait pour fonction de répondre aux demandes formulées par le sénat, fut mis en place dans le courant du IIe siècle avant J.-C. Auprès de la population, ou de personnages bien en vue, les haruspices trouvèrent aussi, contre rémunérations, le moyen d'exercer leur talent. Et quand vint la période impériale, il apparut tout naturel aux empereurs de s'attacher leurs services.
       Occupant ainsi une place importante dans l'organisation de l'Empire, les haruspices auraient joué, selon Dominique Briquel, un rôle direct et non négligeable dans la persécution des chrétiens. On peut voir dans cette hostilité une réaction à la haine que leur vouaient les disciples du Christ. Si ces derniers reconnaissaient en effet une certaine validité aux techniques divinatoires des haruspices, ils attribuaient cette prescience du futur aux démons. Or à la différence des païens, les chrétiens avaient une très mauvaise image des démons. En tant qu'anges déchus ayant voulu rivaliser avec le seul Dieu véritable, ils se servaient de leur connaissance de l'avenir pour tromper les hommes qui utilisaient des procédures divinatoires. La lutte contre la divination prit alors une allure de croisade. Si la science étrusque n'avait été que du charlatanisme, elle aurait mérité le simple mépris. Mais la divination étant considérée comme une manifestation des puissances du mal dans le monde, il fallait que les chrétiens s'y opposent de toutes leurs forces.
       Le conflit fut d'autant plus virulent que la divination était le point fort du paganisme dans la perception qu'en avaient les païens. Il n'y avait en effet, à leurs yeux, aucun moment où les signes de communication avec le divin étaient plus manifestes que lors de la prévision de l'avenir. Aussi, pour prouver que leur Dieu était le vrai, les chrétiens se devaient-ils de faire taire les démons et en l'occurrence de réduire au silence les haruspices. Ils s'estimaient même être en mesure de rendre inopérants les procédés divinatoires en faisant, par exemple, fuir les démons par le signe de la croix. À partir d'un point de vue diamétralement opposé, les haruspices pensaient que les chrétiens, en refusant d'honorer les Dieux, pouvaient susciter leur colère et ainsi faire échec à leur art divinatoire. On comprend alors quel intérêt ils avaient à se débarrasser de ces « empêcheurs de diviniser ».
       Mais il y avait aussi une autre raison à l'hostilité. La divination jouait un rôle politique. Elle était mise au service de la défense de l'Empire. Dans cette perspective, les chrétiens, en raison de leur rejet de l'haruspicine, pouvaient être vus comme des traîtres dont il fallait se débarrasser. Forts de leur responsabilité envers l'État, les haruspices pouvaient donc se sentir obligés d'intervenir eux-mêmes contre les disciples du Christ. Que ce soit en incitant à la persécution, comme ils l'auraient parfois fait, selon Dominique Briquel, ou en rappelant régulièrement aux Romains qu'il ne fallait pas se laisser séduire par la nouvelle religion, les haruspices se présentèrent donc comme les gardiens des valeurs traditionnelles.
       La victoire du christianisme au IVe siècle fut, pour cette raison, fatale à l'haruspicine. La vieille science étrusque s'était intégrée dans les structures religieuses de l'État romain. Elle faisait partie de la religion officielle et était influente auprès des empereurs. Son destin se trouvait donc lié à l'Empire. Il suffit que celui-ci se tournât vers la religion chrétienne pour qu'elle se vît prohibée. Constantin, peu après son arrivée au pouvoir, promulgua ainsi un édit contre les haruspices (319 après J.-C.). La rupture ne se fit pourtant pas en un jour. Les sénateurs, entre autres, encore majoritairement païens au début du siècle, y restèrent encore attachés. Et puis il y eut des tentatives de renouer avec le paganisme (notamment avec l'empereur Julien). C'est pourquoi jusqu'à la fin du siècle les deux religions durent coexister. Mais la christianisation de l'Empire aboutit finalement à la lente disparition de l'haruspicine, et cela plus radicalement que pour les autres formes religieuses du paganisme qui, plus indépendantes du pouvoir, subirent moins fortement cette nouvelle orientation.
       Voilà esquissées sommairement les raisons de l'hostilité entre chrétiens et haruspices telles que nous les présente Dominique Briquel dans ce livre très intéressant qui associe, au récit des événements marquants de cette opposition, une perspicace analyse des sources. Le destin de l'haruspicine, entre son intégration dans le monde romain et le moment de sa disparition, est ainsi retracé avec clarté et précision. La question qui se pose en filigrane dans ce texte est alors de savoir si la victoire du christianisme était inéluctable. Certes, le sentiment religieux dans le monde romain s'était ouvert aux religions orientales et les Romains se montraient sensibles aux doctrines du salut. Mais Dominique Briquel souligne justement que l'haruspicine avait développé une cosmogonie et avait donné un contenu moral à sa vision de l'au-delà. Elle était ainsi plus à même de répondre aux attentes d'une population en proie au questionnement sur la mort, et pouvait rivaliser avec une religion comme le christianisme. Force est pourtant de constater qu'elle ne résista pas à sa concurrente. Peut-être n'était-elle pas assez sophistiquée pour la sensibilité religieuse de l'époque, comme nous le suggère Dominique Briquel, ou peut-être que, tout simplement, elle avait fait son temps et que les Dieux du paganisme s'étaient retirés ?

Thomas Lepeltier, Revue de livres, mars 1999.

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