Compte rendu du livre :

La question de la question de l'art,

de Dominique Chateau,

Presses Universitaires de Vincennes (1994).

       Rien de tel qu'une visite dans un musée d'art contemporain pour nous laisser perplexes quant au statut de l'art. Qu'un urinoir, parce qu'il est présenté dans une salle d'exposition, puisse être considéré comme une oeuvre d'art a de quoi nous rendre dubitatifs. Mais cette perplexité ne fait que refléter notre difficulté à définir l'art.
       Ce sont les discussions que mène autour de ce problème la philosophie analytique (pour faire simple : la philosophie anglo-saxonne) que Dominique CHATEAU présente dans ce livre. Mais comme une des caractéristiques de ce courant de pensée est de ne pas aborder un problème sans s'interroger sur sa manière de l'aborder, la question de l'art devient la question de la question de l'art.
       Tout commence avec le problème de la définition générale. Avant de se poser la question de la nature de l'art, il faut, en effet, d'abord se demander si toute recherche d'une définition générale a un sens. Est-il sensé face à un objet quelconque d'en chercher une définition générale pour voir dans quelle catégorie il doit se ranger ? En l'occurrence, faut-il connaître la définition générale de l'art pour savoir si un urinoir peut se ranger dans cette catégorie ? Pour WITTGENSTEIN, la réponse est tout simplement non. En effet, entre des objets qu'on désigne par le même nom, il n'y aurait pas nécessairement quelque chose de commun à chacun d'eux, mais seulement une différence graduelle qui nous permettrait de passer de l'un à l'autre. Ainsi, pour savoir si un objet appartient à une catégorie, on devrait simplement prendre en compte des analogies, des "ressemblances de famille".
       Pour illustrer cette conception, Wittgenstein montra que l'unité représentée par le mot "jeu" est artificielle, puisque non seulement aucun dénominateur commun ne subsume globalement les différents jeux (jeux de damier, de cartes et de balle, sans parler des rondes enfantines), mais lorsqu'on les compare deux à deux, on fait apparaître des différences au moins aussi importantes que leurs ressemblances. Ainsi, plutôt que de faire apparaître un dénominateur commun, on fait simplement apparaître des analogies, des affinités. Pour Wittgenstein nous sommes donc "à l'évidence incapables de préciser et de circonscrire les concepts dont nous nous servons, non pas du fait que nous ignorons leur définition réelle, mais du fait qu'ils ne comportent pas de définition réelle".
       Cette conception qui nous épargnerait la recherche d'une définition de l'art n'est pourtant pas sans poser certains problèmes et Dominique Chateau montre, en effet, qu'on ne se débarrasse pas aussi facilement des concepts génériques. Supposons que l'on introduise dans la série des jeux un intrus, c'est-à-dire quelque chose qui n'est pas explicitement un jeu. Par exemple, on peut utiliser des cartes de tarot pour jouer au jeu du même nom, mais aussi pour prédire l'avenir. Qu'est-ce qui empêche alors d'accueillir la cartomancie par l'entremise du tarot dans la série des jeux ? On pourrait répondre que prédire l'avenir ne correspond pas à l'idée (au concept) que l'on se fait du jeu. Mais ce serait reconnaître implicitement un concept sous lequel il serait possible de ramener une multiplicité d'objets qui se ressemblent. Ainsi, en voulant bloquer la "prolifération empirique" à laquelle la méthode des ressemblances de famille semble ouverte, il ne semble pas qu'il y ait d'autre moyen que de décider au préalable que l'on appliquera toujours cette méthode à un domaine strictement délimité par un concept. Le caractère générique du mot "jeu" est implicitement un postulat de départ que l'analyse par ressemblance ne peut pas remettre en cause, mais dont elle ne peut non plus rendre raison.
       On se trouve donc pris entre deux écueils. Soit l'on admet l'existence d'un dénominateur commun qui caractérise les jeux. Mais alors on est incapable de le déterminer et cette impossibilité pratique peut s'interpréter comme une impossibilité théorique. Soit l'on considère qu'il n'y a pas de définition générale et qu'il n'y a entre les objets que "des ressemblances de famille". Mais on ne peut le faire de façon sensée sans se restreindre à un type particulier d'objets et cette restriction ne peut se faire que par la reconnaissance implicite d'un caractère commun qui différencie ces objets des autres. C'est pourquoi, si la théorie des ressemblances de famille de Wittgenstein a semblé un instant nous débarrasser d'un problème insoluble, les difficultés où elle conduit ne rendent pas encore caduque la question de la nature de l'art. Néanmoins, cette approche a eu une grande influence sur la tradition analytique et a obligé ses opposants à préciser la nature du lien qui existerait entre les oeuvres artistiques.
       Le premier à appliquer la théorie des "ressemblances de famille" au concept d'art fut Morris WEITZ. Pour ce dernier, il n'y avait pas à chercher une signification du mot art, mais seulement à prendre en compte l'usage que l'on faisait du mot. Ainsi l'art n'était pas défini une fois pour toutes, mais était sans cesse redéfini par ses formes en permanente évolution.
       Cette réflexion de Weitz servit de déclic à Maurice MANDELBAUM, mais ce dernier combattit plutôt la théorie des ressemblances familiales que son application à la question de l'art. Wittgenstein avançait l'idée que, pour comprendre la notion d'analogie, il suffisait de recourir à l'exemple de la ressemblance qui existe entre les membres d'une même famille. Mandelbaum fit alors remarquer que la ressemblance, appelée métaphoriquement par Wittgenstein "ressemblance de famille", entre diverses sortes de jeux ne se fondait pas, comme la ressemblance au sein d'une famille biologique, sur un lien génétique commun aux membres de la famille. Or, cette relation génétique, qui est structurale et non pas simplement analogique, nous ramène à l'idée d'un dénominateur commun que l'analyse wittgensteinienne avait repoussée.
       Le problème qui se posa fut alors de savoir s'il n'existait pas aussi pour les jeux et ensuite pour l'art un dénominateur commun, certes pas forcément apparent mais pour le moins structural. À titre d'exemple, Mandelbaum suggéra que l'équivalent de la relation génétique pour le jeu pourrait résider dans la capacité de tout jeu à susciter un intérêt dans une activité sans but utilitaire immédiat de la part des joueurs et des spectateurs. Mais ce lien structural qui semble unir les jeux est d'ordre relationnel, et de plus ce n'est qu'une tendance, alors que le lien qui unit les membres d'une même famille est un lien certes caché mais concret. Peut-on, dans ces conditions, vraiment considérer que les jeux possèdent un caractère commun ? Et qu'en est-il de l'art ? Est-il plus proche du modèle de la famille biologique que les jeux ne le sont ?
       Quoiqu'il en soit, cela suggère que la nature essentielle de l'art, si elle existe, est à chercher dans un attribut d'ordre relationnel. Non pas qu'il y ait un ingrédient spécifique dans chaque poème, chaque peinture, chaque pièce de théâtre… qui les identifierait comme oeuvre d'art, mais ce qui est tenu pour commun à ces différents objets serait une relation supposée avoir existé entre certaines de leurs caractéristiques et les activités ou les intentions de ceux qui les ont produits. Pour Mandelbaum, la caractérisation de l'art passe donc par la reconnaissance de propriétés communes inobservables directement. Mais s'il dit que ce n'est pas uniquement l'observation d'un objet dans sa matérialité qui permet de le regarder comme un objet d'art, il ne dit pas précisément en quoi consistent ces propriétés communes.
       C'est là qu'intervient Arthur DANTO, pour qui le jugement "ceci est une oeuvre d'art" n'est possible que par rapport à un "monde de l'art", c'est-à-dire à une ambiance artistique et à un ensemble approximatif de références à l'histoire de l'art. Ainsi Danto donne un contenu à ce que Mandelbaum avait laissé dans l'imprécision. Georges DICKIE donnera un contenu encore plus concret à cette notion de "monde de l'art" en l'identifiant aux institutions sociales où les oeuvres sont présentées.
       Le point de départ de la réflexion de Danto est une exposition d'Andy WARHOL où étaient présentées de simples reproductions d'objets manufacturés. Pour justifier le changement de statut de ces objets, Danto fait appel à l'évolution des conceptions sur l'art. C'est en effet la théorie actuelle sur l'art qui transforme un objet banal en un objet d'art. La théorie fait entrer l'objet dans le monde de l'art et l'empêche de n'être que l'objet anodin qu'il est par ailleurs. Or, comme le souligne Dominique Chateau, dans une telle situation, on se fonde sur la théorie pour transfigurer des objets quelconques en objets d'art, mais cette transfiguration est en même temps ce qui fonde paradoxalement la théorie. De plus, si l'art se nourrit de lui-même, des objets peuvent être promus à la dignité d'objets d'art par le simple choix d'artistes qui savent créer une ambiance artistique autour de leurs productions.
       Nonobstant ce problème, Danto pense, non sans ambiguïté comme le montre Dominique Chateau, pouvoir régler la question de la définition de l'art. Pour Danto, l'exposition de Warhol rend caduques toutes les anciennes définitions de l'art. Il lui faut donc caractériser l'art en prenant en compte le phénomène Warhol et en veillant à ne pas être remis en cause par l'évolution ultérieure de l'art. La seule façon de réaliser cette exigence, c'est tout simplement de considérer que l'histoire de l'art "finit" avec l'exposition de Warhol. Ainsi, on peut juger l'art dans sa totalité sans être contredit par une évolution ultérieure. L'exposition de Warhol montre ainsi que toutes les possibilités de l'art ont été réalisées et, qu'à partir de ce moment, l'art peut prendre conscience de lui-même. Il peut désormais se penser sans risquer d'être contredit. L'art, depuis Warhol, devient philosophie de l'art.
       Résumons : On a vu qu'avec Weitz, plutôt que de chercher un concept pour l'art, il fallait s'intéresser à son usage. Puis Mandelbaum a réfuté ce scepticisme post-wittgensteinien de l'indéfinissabilité de l'art, au profit de l'idée de la recherche d'un lien d'ordre relationnel. Danto a cherché à préciser cette notion avec son "monde de l'art" (que Dickie concrétisa en l'identifiant avec les institutions concernées par l'art). Enfin, ce même Danto annonça que l'art pouvait maintenant se penser puisqu'il était désormais conscient de lui-même.
       Néanmoins, se référer au monde de l'art ou aux institutions pour comprendre comment un objet quelconque acquiert le statut d'objet d'art, n'est pas complètement satisfaisant. Cette transfiguration demande des précisions. Car, à tout bien réfléchir, un urinoir, même exposé dans un musée, reste un urinoir. Pour éclaircir cette difficulté, Nelson GOODMAN fit remarquer que tout objet, quel qu'il soit, est aussi un signe (un symbole, dira Goodman) qui fait référence à autre chose qu'à lui même. C'est en tant que signe, au sein d'un système de signes, que l'objet acquiert le statut qui est le sien. Ceci traduit le fait que le monde n'est pas pour nous indépendant de notre discours sur lui. Comme en plus il y a plusieurs discours possibles sur le monde, on peut dire que nous pouvons vivre dans une multiplicité de mondes, chacun de ces mondes étant défini par un système de signes bien à lui. Aborder l'art, c'est alors rentrer dans les mondes construits par les oeuvres à travers les langages de l'art. Et acquérir le statut d'oeuvre d'art pour un objet, c'est s'insérer dans un des systèmes de symboles caractéristiques de l'art.
       Mais si tout objet peut devenir objet d'art à condition qu'il fonctionne comme symbole artistique, c'est-à-dire à condition qu'il fasse écho au monde symbolique de l'art, la question "Qu'est-ce que l'art ?" se transforme en la question "Quand y a-t-il de l'art ?" Ainsi, la question est de savoir quand l'urinoir qui est un simple urinoir hors du musée, peut devenir oeuvre d'art, et non pas de savoir si l'urinoir possède des propriétés intrinsèques qui pourraient en faire une oeuvre d'art. Il n'y a pas à chercher une essence permanente de l'oeuvre d'art, puisque tout objet peut fonctionner dans certaines circonstances comme oeuvre d'art.
       Mais un tel déplacement de la question de l'art n'est pas plus satisfaisant que le refus de la définition générale de l'art. Si l'approche d'inspiration wittgensteinienne laissait intacte l'exigence d'une recherche d'un caractère commun aux différents phénomènes artistiques, l'approche de Nelson Goodman ne peut non plus nous faire oublier la question "Qu'est-ce que l'art ?" Car, à tout bien réfléchir, si l'on est prêt à accepter qu'un objet quelconque accède au statut d'oeuvre d'art dans certaines circonstances, on est moins prêt à accepter qu'un Rembrandt utilisé pour remplacer une fenêtre cassée cesse d'être une oeuvre d'art. Si être une oeuvre d'art est une fonction possible pour un objet banal, cela semble, en revanche, être une propriété inhérente au tableau de Rembrandt indépendamment de son utilisation.
       La question de l'art n'est donc pas résolue ; on s'en serait douté. Mais ce passage par la philosophie analytique a le mérite de poser avec rigueur un certain nombre de questions qui hantent la philosophie de l'art. C'est pourquoi la présentation par Dominique Chateau de ces discussions, que nous n'avons fait qu'esquisser, mérite le détour. Vous y découvrirez aussi, à travers une critique serrée des différents arguments, les nouveaux axes d'une réflexion sur l'art que l'auteur tente de mettre en place.

Thomas Lepeltier, Revue de livres, août 1998.

Pour acheter ce livre : Amazon.fr