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Compte rendu des livres suivants :

Traité de physique et de philosophie,

de Bernard d'Espagnat,

Fayard, 2002.

Implications philosophiques de la science contemporaine,

de Bernard d'Espagnat (ed),

PUF (Cahier des sciences morales et politiques), 2002.

      Que deviennent les objets qui nous entourent quand ils ne sont plus perçus ? Le philosophe George Berkeley, en bon empiriste, considérait que nous ne pouvons rien connaître en dehors de ce que nous percevons, et pour cette raison affirmait même qu'il n'y avait aucune raison de postuler l'existence d'objets qui existeraient en dehors de nos perceptions. Emmanuel Kant considérait que l'on était au contraire obligé de postuler l'existence de quelque chose en dehors de ce qui était perçu. Mais il reconnaissait que ce quelque chose était inconnaissable, puisque que, pour lui aussi, il n'était pas possible d'obtenir une connaissance de quoi que ce soit autrement qu'au travers de nos perceptions. En particulier, ce quelque chose ne pouvait même pas avoir une dimension, ou une position, puisque la représentation spatiale provenait de l'observateur.
      D'aucuns ne verront là que divagations de philosophes. N'est-il pas plus naturel d'affirmer que, même quand on ne l'observe plus, la feuille de papier que l'on a devant nous reste identique à elle-même ? Certes, elle ne conserverait pas sa couleur, son odeur et sa souplesse puisque — comme on s'entend à le reconnaître depuis Locke et Descartes — ce ne seraient là que des caractéristiques qui dépendraient de l'observateur. Mais en dehors de cette restriction, n'a-t-on pas raison d'affirmer que la feuille est constituée de petits corpuscules (protons, électrons…) dont les propriétés restent déterminées qu'il y ait ou non des observateurs ? Vous pouvez bien sûr l'affirmer, mais vous serez alors en désaccord avec ce qu'enseigne la physique contemporaine. Cette dernière indiquerait en effet, selon le physicien Bernard d'Espagnat, que s'il y a bien quelque chose qui ne dépend pas de nous, ce quelque chose n'est pas immergé dans l'espace-temps et n'est pas séparable en éléments distincts. Sans observateur, il n'y a donc plus d'atomes et autres corpuscules ! Il faudrait même considérer qu'il y a co-émergence de ce que nous observons et de notre conscience. Du coup, toute thèse qui voudrait faire naître la pensée des constituants de notre cerveau se trouve invalidée, puisque cela reviendrait à considérer que la pensée est engendrée par ce qui n'est qu'une simple apparence pour elle !
      Ces réflexions ont beau être déroutantes, Bernard d'Espagnat s'efforce dans ce nouveau livre de répondre avec minutie à toutes les objections qui se présentent. Notamment, il clarifie nombre de points délicats en répondant en détail à ses critiques les plus récents, tels Michel Bitbol et Hervé Zwirn. La thèse qu'il défend depuis des années d'une réalité indépendante, qu'on ne peut connaître sans qu'elle soit pour autant insaisissable, s'en trouve donc renforcée (voir par exemple son précédent livre, Le réel voilé, Fayard, 1994). À travers cet exposé des répercussions philosophiques de certaines avancées de la science contemporaine — exposé qui se confronte en permanence avec les grandes théories de la connaissance (matérialisme, réalisme, kantisme, néokantisme, etc.) —, Bernard d'Espagnat a donc écrit un livre riche et profond, même s'il y a encore matière à discussion. Les curieux pourront d'ailleurs prolonger cette lecture par celle de l'ouvrage en deux tomes que Bernard d'Espagnat a coordonné et qui est issu d'un colloque ayant pour thème les implications philosophiques de la science contemporaine. Beaucoup plus cursif, cet ouvrage présente toutefois l'intérêt de reproduire, en plus des exposés des participants, les débats auxquels ils ont donné lieu. Si on y trouve des points de vue quelques peu différents, force est de constater que, pour la plupart des intervenants, les objets qui nous entourent ne semblent pas rester comme tels quand nous ne les percevons plus...

Thomas Lepeltier, Sciences Humaines, 133, décembre 2002.

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