Nous portons tous des jugements moraux. Souvent, sans trop savoir pourquoi, nous estimons que tel ou tel comportement n’est pas acceptable moralement. Mais ces jugements procèdent-ils d’une capacité cognitive résultant de la sélection naturelle, sont-ils juste d’ordre culturel ou viennent-ils de réflexions sur le caractère sain ou délétère de nos comportements ? Autrement dit, en matière de morale, faut-il avoir une approche naturaliste, culturaliste ou rationaliste ? Pour le biologiste Stéphane Debove, il y a certainement une dimension culturelle dans nos jugements moraux et il nous arrive aussi de façonner ces jugements par des raisonnements. Mais il y aurait quand même, en nous, un sens de la morale, comme il y a un sens de la vue et du toucher. D’où l’intérêt qu’il y aurait à chercher les fondements naturels de la morale. Par exemple, pourquoi juge-t-on spontanément qu’il n’est moralement pas acceptable de laisser un enfant se noyer devant nous ? C’est l’existence de ce genre de réaction qui pousse Debove à vouloir montrer comment et pourquoi, dès la naissance, les humains seraient comme câblés pour produire des jugements moraux. Mais s’il est simple de comprendre comment le sens du goût a évolué pour nous guider vers les nutriments dont notre organisme a besoin, il est moins facile de déterminer en quoi le sens moral serait un outil de navigation dans le monde social.
Une des difficultés à comprendre la morale est que nos comportements moraux vont à l’encontre de notre intérêt. Tenter de sauver un enfant qui se noie peut ainsi mettre notre vie en danger. Comment des agissements coûteux ont-ils donc pu être sélectionnés aux cours de l’évolution ? Pour répondre à cette question, quatre grandes théories existent. Une première avance que les comportements coûteux pour un individu peuvent être sélectionnés s’ils favorisent la survie du groupe auquel ces individus appartiennent (on parle de sélection de groupe culturelle). Une deuxième théorie considère qu’ils ont pu être sélectionnés s’ils permettent aux individus ayant ces comportements de se faire choisir plus souvent comme partenaire (on parle d’explication de la réciprocité). Une troisième théorie estime qu’être moral revient à avoir certaines dispositions psychologiques : le sens moral serait ainsi un prolongement d’émotions, comme la peur, l’empathie, le dégoût et ainsi de suite (on parle de théorie continuiste). Enfin, la quatrième théorie soutient que les comportements moraux seraient un des moyens trouvés par les gènes pour favoriser la réplication de leurs copies, que celles-ci se trouvent chez l’agent ou chez des individus qui lui sont apparentés (on parle de sélection de parentèle).
Là encore, il n’est pas nécessaire de choisir entre ces quatre mécanismes, qui peuvent tous avoir joué un rôle dans le développement des comportements moraux. Cela dit, vu l’importance de la coopération dans l’histoire de l’humanité, Debove avance que la sélection naturelle a très probablement façonné nos cerveaux pour nous aider à bien choisir nos partenaires ou collaborateurs. Il fait alors remarquer qu’une bonne façon de déterminer avec qui coopérer consiste à faire en sorte que ce que l’on gagne en coopérant soit supérieur à ce à quoi on renonce ou perd, c’est-à-dire supérieur à ce que l’on appelle les « coûts d’opportunité ». Quand on coopère, on espère ainsi que l’on se fera rembourser nos coûts d’opportunité, c’est-à-dire qu’au final on sera plus gagnant que perdant, sinon on arrête de coopérer. Pour cette même raison, on ne coopère pas avec les personnes qui ont tendance à ne pas rembourser ces coûts d’opportunité. L’hypothèse que Debove avance est alors la suivante : « Le sens moral serait un algorithme cognitif évolué visant d’une part à rembourser les coûts d’opportunité que l’on fait payer aux autres, afin de les inciter à coopérer à nouveau avec nous dans le futur, et d’autres part à nous faire éviter les personnes qui ne nous remboursent pas nos propres coûts. » Ou, pour le dire différemment, le sens moral est le « mécanisme de gestion des coûts d’opportunité », qui permet non seulement de ne pas agir égoïstement et ainsi de se faire choisir par les autres, mais aussi de détecter les personnes qui se comportent de façon égoïste afin de les éviter. Pour Debove, cette conception expliquerait bien les caractéristiques de nos jugements moraux.
Par exemple, pourquoi sommes-nous choqués qu’une personne, si elle en a facilement les moyens, ne tente pas de sauver un enfant qui se noie ? La raison est qu’elle montre qu’elle n’est pas prête à payer le moindre coût d’opportunité lors d’une collaboration. Elle rend ainsi impossible toute perspective de coopération et, implicitement, s’exclue de la communauté. Mais pourquoi la juge-t-on quand même moins sévèrement qu’une personne ayant maintenu la tête de l’enfant sous l’eau puisque, au bout du compte, l’issue est identique ? Autrement dit, pourquoi juge-t-on moins sévèrement une omission qu’une action, lorsqu’elles conduisent au même résultat ? La réponse est qu’il est plus coûteux de sauver quelqu’un de la noyade que de simplement s’empêcher de lui tenir la tête sous l’eau. Autre situation : pourquoi un homicide volontaire est-il jugé plus sévèrement qu’un homicide involontaire ? Là encore, la raison est que, lorsque l’homicide est involontaire, le meurtrier aurait dû prendre beaucoup plus de précaution qu’aurait dû en prendre le meurtrier volontaire qui n’avait qu’à s’abstenir de passer à l’action. On pardonne donc davantage le premier parce que les coûts d’opportunité qu’il avait à payer étaient plus élevés. Et ainsi de suite.
Si ce sens moral a été façonné par l’évolution, on peut bien sûr se demander s’il ne se retrouverait pas aussi chez d’autres animaux que les humains. Observations à l’appui, des chercheurs défendent d’ailleurs l’idée que des animaux percevraient l’iniquité de certaines situations et manifesteraient ainsi une proto-morale. Le monde animal foisonne également de comportements coopératifs : les chimpanzés s’épouillent, les abeilles se sacrifient pour leur colonie, les suricates donnent l’alerte pour protéger leur groupe, etc. Il y a donc bien des comportements qui bénéficient aux autres. Mais Debove n’est pas d’accord pour reconnaître qu’ils témoignent d’un sens moral. De fait, selon lui, les comportements en question peuvent très bien s’interpréter par des manifestations d’égoïsme de la part des animaux. C’est même, à ses yeux, l’explication la plus simple. Il faut bien comprendre que faire quelque chose qui bénéficie à autrui n’est pas suffisant pour être moral. Réagir moralement à une situation, c’est l’évaluer inconsciemment par rapport à des coûts d’opportunité ; autrement dit, c’est juger dans quelle mesure le comportement en question manifeste une attitude bénéfique au groupe ou à la communauté dans laquelle on vit. Or cette attention au groupe, les animaux ne l’auraient pas, selon Debove. Ils n’agiraient que pour leur pomme, même quand ils coopèrent.
Parmi les animaux, seuls les humains auraient donc eu leur cerveau façonné par l’évolution pour s’offusquer des situations où des individus témoigneraient d’une tendance à ne pas rembourser des coûts d’opportunité. C’est ce façonnage qui serait ou permettrait le sens moral. Mais le fait que seuls les humains le possèderaient ne signifierait pas que la morale est relative à l’humanité ou n’aurait rien d’objective. Debove défend en effet la thèse qu’il y aurait une objectivité de la morale, c’est-à-dire qu’il défend ce que l’on appelle le réalisme moral. La raison est que, selon lui, les situations où des coûts d’opportunité ne sont pas remboursés correspondent à des situations objectives. Qu’il existe ou non des individus ayant évolué pour les percevoir négativement est une autre histoire. C’est un peu comme avec la perception de la couleur : il peut ne pas y avoir d’êtres vivants ayant développé la capacité à percevoir le rouge, mais cet état de fait n’empêche pas que la longueur d’onde donnant naissance à cette sensation dans certains organismes est un phénomène objectif. Les situations immorales existeraient donc qu’on les perçoive ou non. Pour illustrer cette position, Debove prend l’exemple d’extra-terrestres ayant trouvé les moyens de nous rendre visite. Selon lui, il a fallu qu’ils sachent très bien coopérer pour réaliser une telle prouesse technologique. Dans ces conditions, ils ont dû développer le même algorithme cognitif leur permettant d’évaluer les coûts d’opportunité. Ils auront donc une morale basée sur les mêmes mécanismes cognitifs que les nôtres.
Pour intéressante qu’elle soit, cette théorie de la morale n’est que descriptive. Elle explique d’où viennent nos jugements moraux. Mais elle n’est pas prescriptive. Elle ne dit rien de ce que l’on devrait faire. En l’occurrence, elle ne nous dit pas s’il nous faut suivre nos intuitions en matière de morale, celles qui ont été façonnées par notre histoire évolutive. Or il y a des raisons de se méfier de celles-ci. L’histoire n’est-elle pas parsemée de jugements moraux qui répondaient à des intuitions à une époque, mais qui s’avèrent problématiques de nos jours ? Par exemple, pendant longtemps l’homosexualité choquait la morale commune et, inversement, l’esclavage était jugé comme acceptable. On aurait donc tort d’accorder une trop grande confiance à nos intuitions morales. À la place, on pourrait considérer qu’il faudrait plutôt suivre des règles qui répondent à des critères rationnels et impartiaux. Debove prend, comme exemple d’éthique rationnelle, l’utilitarisme, qui nous enjoint d’agir de façon à maximiser le bonheur du plus grand nombre. Mais ce choix qui semble raisonnable impliquerait que l’on pourrait prendre des décisions allant contre l’intuition commune. Par exemple, suivant la morale utilitariste, sachant qu’avec très peu d’argent on peut sauver des vies dans certaines parties du globe, on pourrait considérer qu’il vaudrait mieux ne pas acheter de cadeau à sa nièce pour son anniversaire afin d’envoyer l’argent qu’on lui aurait consacré à une association qui s’occupe des miséreux de ce monde. Cet acte de charité augmentera davantage le bien-être de l’humanité que ne le ferait le cadeau à notre nièce, mais il sera malgré tout mal jugé socialement. L’existence d’une tension entre une morale rationnelle et une morale intuitive risque donc de toujours venir perturber nos jugements moraux. On pourrait se dire qu’il suffirait d’éduquer la population humaine à l’approche rationnelle. Mais Debove fait remarquer que se débarrasser de son sens moral intuitif pourrait être aussi, voire plus difficile que se débarrasser de son sens du goût. Qui plus est, Debove n’est pas complétement certain qu’il faille toujours se méfier de notre intuition en matière de morale, dans la mesure où c’est quand même elle qui a permis à l’humanité de si bien collaborer. Il s’abstient donc de faire des recommandations en matière d’éthique prescriptive. Il souligne juste que, avant de critiquer les intuitions en matière de morale, il vaut mieux essayer de comprendre comment elles ont pu être façonnées au cours de l’histoire. C’est le grand mérite de son livre d’exposer très clairement cette recherche.
Thomas Lepeltier,
publié sous une forme abrégée dans
Sciences
Humaines, 340, octobre 2021.
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