Compte rendu du livre :

Sozein ta phainomena.
Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée,

Pierre Duhem,

Vrin (Mathesis), 1990 [1908].

       Est-ce la Terre qui tourne autour du Soleil, ou le Soleil qui tourne autour de la Terre ? Évident, allez-vous dire. On vous a suffisamment raconté que Galilée avait défendu avec raison la thèse héliocentriste et que sa condamnation par l'Église catholique faisait de lui un des premiers martyrs de la Science. Ce qu'on a omis de vous dire en même temps, c'est que Galilée était aussi celui qui montra que le mouvement entre deux objets est relatif (et non, ce n'est pas Einstein !). Ce mouvement peut dès lors être considéré comme une affaire de convention : l'un des objets étant arbitrairement considéré immobile, on peut étudier le mouvement de l'autre par rapport au premier. C'est pourquoi il n'y avait aucune raison pour Galilée d'affirmer que c'était la Terre qui tournait réellement autour du Soleil. Il défendait là une position qui était même illogique. Son erreur, comme nous le montre Pierre Duhem (1861-1916) dans ce petit livre bien documenté, aurait été de confondre une théorie sur le mouvement des astres (la thèse héliocentriste) avec la réalité elle-même. C'est pourquoi Pierre Duhem nous invite à parcourir l'histoire de « la Notion de Théorie physique de Platon à Galilée » afin de nous faire réfléchir sur le statut que l'on doit accorder aux thèses héliocentriste et géocentriste et, par voie de conséquence, sur le statut de toute théorie. Le résultat est pour le moins iconoclaste. C'est toute une vision traditionnelle de l'histoire des sciences qui s'en trouve bouleversée...
       Quel est l'objet de la physique ? Est-il de comprendre le monde, de l'expliquer ou bien de le représenter, de le modéliser ? Pour Platon (d'après l'un de ses disciples) le but de l'astronomie était d'assigner géométriquement à chaque planète une trajectoire conforme aux observations et ainsi de rendre compte des apparences, ou encore de sauver les phénomènes (sozein ta phainomena, en grec). Par exemple, on pouvait imaginer que les planètes parcouraient chacune un petit cercle dont le centre décrivait lui-même un cercle autour de la Terre. Cette théorie des épicycles rendait compte de leur mouvement rétrograde. Fallait-il aller plus loin ? Fallait-il découvrir la nature des corps célestes et leur mouvement réel ? Aristote le pensait. À côté de la méthode de l'astronome-géomètre, il définissait la méthode du physicien. Ce dernier était censé émettre des hypothèses sur la nature des corps célestes et exiger que la combinaison de mouvements établie par l'astronome s'accorde avec ces principes. Ainsi, en ce qui le concernait, Aristote exigeait que l'Univers soit sphérique, que les orbes célestes soient solides, que chacun d'eux ait un mouvement circulaire et uniforme autour d'une Terre immobile au centre du monde. D'autres physiciens avaient pour principe qu'une combinaison de mouvements pouvait être conforme à la nature des choses s'il était possible d'en construire un modèle mécanique fait de sphères solides convenablement emboîtées. Ces principes, issus de spéculations, étaient autant de conditions qui contraignaient les combinaisons imaginées par les astronomes afin de sauver les phénomènes.
       Pourtant, aucun de ces principes ne permettait de rendre compte des phénomènes astronomiques. Le respect des principes aristotéliciens interdisait de représenter le mouvement des cieux avec des épicycles. Quant aux constructions mécaniques, elles furent irréalisables quand Ptolémée (IIe siècle après J.C.), pour améliorer la représentation de la marche des planètes, fit porter chacune d'entre elles par un épicycle dont le centre n'était pas toujours à une égale distance de la Terre, c'est-à-dire dont le centre parcourait un cercle excentrique. Aussi une mesure de bon sens s'imposa-t-elle pour Ptolémée et ses successeurs hellènes. Il ne fallait plus regarder les hypothèses astronomiques comme la description de corps concrets, de mouvements réellement accomplis, mais comme des fictions de géomètres propres à soumettre au calcul les phénomènes célestes. La seule exigence qu'on s'imposa fut encore une fois de sauver les apparences.
       Cette prudence ne fut pas toujours suivie. La plupart des philosophes et astronomes arabes, dont Averroès, rejetaient toute trace d'épicycle et d'excentrique car ils souhaitaient que les hypothèses qu'ils formulaient pour décrire les cieux soient conformes aux principes de la physique aristotélicienne. Il va sans dire que, contrairement à ceux qui utilisaient le système de Ptolémée, ils ne purent produire des résultats susceptibles de rendre compte des observations. Aussi, la Scolastique chrétienne, tout en admettant la doctrine d'Aristote, reconnut-elle l'utilité des épicycles et des excentriques pour les calculs. Pour ne pas contredire les principes de la physique, elle dut alors considérer que ces hypothèses ne correspondaient à rien de réel et qu'elles ne servaient qu'à sauver les phénomènes.
       Avec Copernic un pas important en astronomie fut franchi. Ce dernier essaya l'hypothèse du mouvement de la Terre autour du Soleil et montra qu'elle pouvait, comme l'hypothèse de Ptolémée, sauver les phénomènes. Elle permettait même d'effectuer certains calculs plus simplement. Mais plutôt que de la considérer comme une simple fiction, il considéra cette hypothèse comme conforme à la réalité. Il adoptait ainsi une position illogique : quand deux hypothèses sont également à même de sauver les apparences, il n'est pas possible de savoir laquelle est conforme à la nature des choses. Aussi Osiander, qui préfaça l'ouvrage posthume de Copernic (en 1543), préféra-t-il avertir le lecteur que les hypothèses astronomiques utiles pour les calculs ne représentent pas nécessairement la réalité. C'était là retrouver la position de Ptolémée. Ne voir dans les hypothèses des astronomes qu'un moyen de sauver les apparences était d'ailleurs une attitude largement partagée à l'époque aussi bien par les astronomes que par les théologiens. Les calculs qui permirent au Pape Grégoire XIII d'accomplir, en 1582, la réforme du calendrier étaient ainsi effectués à l'aide des tables construites suivant les hypothèses de Copernic. Il n'était pas pour autant question pour le Pape d'admettre le mouvement de la Terre comme un mouvement réel puisqu'une telle hypothèse contredisait à la fois la physique aristotélicienne et les Écritures saintes. Mais il savait faire la différence entre une hypothèse utile pour le calcul et ce qu'il considérait être la nature des choses.
       Or, durant le demi siècle qui s'écoula de la réforme du calendrier à la condamnation de Galilée, le réalisme devint de plus en plus courant. D'un côté, les coperniciens (Giordano Bruno, Képler...) affirmaient que le mouvement de la Terre était réel ; de l'autre, se trouvaient ceux qui exigeaient son immobilité en toutes circonstances. De même, quand Galilée embrassa le système de Copernic, il le considéra comme conforme à la nature des choses. Naturellement, ce réalisme heurta celui du Saint-Office. Pour ce dernier, la physique n'étant autre que la physique aristotélicienne, les hypothèses défendues par Galilée apparaissaient absurdes. Elles allaient même à l'encontre des Écritures saintes. Interdiction fut donc faite à Galilée, en 1616, d'enseigner la doctrine de Copernic. C'était le résultat de la dérive d'un débat qui vit chaque parti prétendre détenir à lui seul toute la vérité. La sagesse d'un Ptolémée était oubliée.
       Elle n'avait pourtant pas complètement disparu. Le cardinal Bellarmin rappela ainsi à Galilée que les hypothèses astronomiques utiles pour les calculs ne correspondaient pas nécessairement à la réalité. Le prélat lui accorda même que si on avait pu démontrer que le Soleil était immobile et que la Terre tournait réellement autour, il était alors concevable de revoir l'interprétation des Écritures saintes. Mais en l'absence d'une telle démonstration, la prudence enjoignait de suivre l'interprétation des Saints Pères. On vit même le futur pape Urbain VIII se joindre à cet appel au bon sens. Pourtant, Galilée, incapable d'une telle démonstration -- et pour cause --, s'obstina à défendre la réalité de l'hypothèse copernicienne. Face à ce réalisme intransigeant, le Saint Office, tout aussi réaliste et intransigeant, prononça la célèbre condamnation de 1632.
       Le réalisme d'un Copernic, d'un Képler et d'un Galilée était donc illogique comme nous le montre Pierre Duhem dans ce livre saisissant ; le Saint Office avait au moins pour lui de ne pas contredire les Saintes Écritures. Il peut paraître étonnant que les fondateurs de la science moderne se soient trompés à ce point sur les pouvoirs de la méthode expérimentale : jamais l'accord d'une théorie avec les phénomènes ne prouve qu'elle représente la réalité. Mais la raison d'un tel aveuglement est liée pour Pierre Duhem au changement radical que ces novateurs faisaient subir à la physique. On considérait depuis l'Antiquité que le monde sublunaire relevait d'une physique différente de celle qui devait être appliquée aux choses célestes ; certains tiraient argument de cette différence pour reconnaître que la nature des cieux était difficilement connaissable. C'est pourquoi quand il apparut que les deux domaines devaient être unifiés, surtout à partir de certaines découvertes de Galilée, les coperniciens crurent qu'il n'y avait plus de raison de tenir le monde supra-lunaire pour étranger à toute connaissance véritable. C'était une erreur. Osiander, Bellarmin et Urbain VIII l'avaient suffisamment montré. Ce qui en revanche était tout à fait juste, c'était la nécessité de soumettre les hypothèses astronomiques aux mêmes principes que ceux de la physique du monde sublunaire. Là était la nouveauté qui allait profondément renouveler l'astronomie. Aussi Copernic, Képler et Galilée avaient-ils raison sur ce dernier point. Mais par manque de recul, ils pensaient devoir défendre cette position en défendant la réalité de l'hypothèse héliocentriste. Emportés par leurs découvertes ils ne comprirent pas qu'une hypothèse n'était qu'un artifice seulement utile pour sauver les phénomènes...

Thomas Lepeltier, Revue de livres, novembre 1998.

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