Compte rendu du livre :
Altered pasts .
Counterfactuals in history ,de Richard J. Evans,
Little-Brown, 2014.Que se serait-il passé si Napoléon avant remporté la bataille de Waterloo ? Que se serait-il passé si l’Archiduc d’Autriche n’avait pas été assassiné à Sarajevo en juin 1914 ? Que se serait-il passé si l’armée allemande avait gagné la bataille de Leningrad durant la Seconde Guerre mondiale ? Ce type de spéculations est ancien. Déjà Pascal écrivait que, si le nez de Cléopâtre avait été plus court, l’Empire romain ne se serait probablement pas formé. Mais ces spéculations, qui relèvent d’un genre historiographique, appelé histoire contrefactuelle, n’ont jamais été prises au sérieux par les historiens. Pendant longtemps, elles n’ont d’ailleurs pas eu d’autre prétention que de divertir ou d’offrir une leçon de morale.
Pourtant, selon l’historien Richard Evans, tout change dans les années 1990, en particulier dans le monde anglophone. L’ambition de l’histoire contrefactuelle est désormais de mettre à jour des alternatives vraisemblables à ce qui s’est réellement passé. Cette nouvelle prétention s’appuie sur l’idée que l’histoire est une succession d’événements contingents et que les décisions ou actions de certains personnages, quand ce ne sont pas les petits aléas de la vie quotidienne, jouent un rôle déterminant dans le déroulement de ces événements. Les historiens qui pratiquent ce type d’histoire manifestent ainsi leur aversion pour l’idée de déterminisme historique, dans laquelle beaucoup voient l’expression d’une vision de l’histoire de type marxiste. À sa place, ils mettent en avant le libre arbitre des acteurs historiques et la contingence des événements.
Or, pour Evans, qui passe en revue dans ce livre la plupart des essais où elle est pratiquée, cette histoire contrefactuelle est d’une utilité très limitée pour la compréhension du passé. D’abord, elle a le tort de véhiculer une idéologie réactionnaire où, sous couvert d’une mise à jour de possibles alternatives, ses défenseurs laissent bien souvent transparaître leur vision conservatrice de la société. Ensuite, ces histoires ont tendance à faire fi des forces sociales et économiques qui pèsent sur le cours des événements. Elles tiennent également très peu compte de ce que les documents historiques nous font découvrir. Par exemple, si les Sarrasins n’avaient pas été arrêtés à Poitiers par Charles Martel, il est peu probable que l’Europe entière serait devenue musulmane : les sources de l’époque indiquent en effet que l’expansion arabe était en train de s’essouffler. Quel intérêt y a-t-il donc à spéculer sur une Europe musulmane à partir de l’hypothèse d’une victoire des Sarrasins à Poitiers ?
Plus fondamentalement, Evans reproche à l’histoire contrefactuelle son incohérence. Celle-ci prend pour point de départ un moment de l’histoire réelle où une décision est prise, où un événement se produit, où une rencontre se réalise, etc. À partir de ce moment, présenté comme contingent et qu’elle imagine donc autre, elle extrapole une longue suite d’événements où, paradoxalement, toute idée de contingence est éliminée. Qu’une bataille soit gagnée plutôt que perdue et l’histoire des décennies, voire des siècles suivants semble devoir suivre une orientation bien précise où aucun aléa ne vient enrailler l’enchaînement des événements. Alors qu’elle prétend rejeter le déterminisme historique, l’histoire contrefactuelle est ainsi la première à le réintroduire dans ses scénarios alternatifs. Le problème est que, cette fois-ci, il n’y a plus de données empiriques pour comprendre pourquoi ces événements se sont produits. On est donc dans un simple jeu de l’esprit, duquel l’historien n’a rien à apprendre.
Thomas Lepeltier,
Sciences Humaines, 264, novembre 2014.Pour acheter ce livre : Amazon.fr
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Autres livres à signaler :
— Robert Cowley (ed), What If ? Military Historians Imagine What Might Have Been, Berkley Book, 2001.
— Peter G. Tsouras, Third Reich Victorious. Alternative Decisions of World War II, Presidio Press, 2008.
— Peter G. Tsouras, Disaster at Stalingrad. An Alternate History, Frontline Books, 2013.