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Compte rendu du livre :

Genèse et développement d'un fait scientifique,

de Ludwik Fleck,

Traduit de l'allemand par Nathalie Jas,
Préface d'Ilana Löwy, Postface de Bruno Latour,
Les Belles Lettres, 2005.

      Voici un texte fondateur de la sociologie des sciences. Publié en allemand en 1934 par un immunologiste, Ludwik Fleck (1896-1961), il passa inaperçu jusqu'à ce que, en 1950, le futur auteur de La Structure des révolutions scientifiques (1962) le découvre par hasard. La lecture fut fructueuse : Thomas Kuhn reconnaît, dans la préface de son livre, que cet essai anticipait nombre de ses idées. La célébrité du livre de Kuhn fit ensuite connaître l'existence de celui de Fleck qui paraîtra en anglais en 1979. Soixante-dix ans après sa publication, le voici enfin traduit en français.
      Dans cet essai, Fleck analyse l'histoire de la syphilis jusqu'à la « réaction de Wassermann », du nom de celui qui, au début du XXe siècle, mit au point un test de laboratoire permettant de la dépister. Tout le propos de Fleck est de montrer, à partir de cet exemple, que la science est un phénomène social et culturel reposant sur un travail collectif. Il montre ainsi qu'un « fait scientifique » est construit par ce qu'il appelle « un collectif de pensée » et ne prend sens que dans un contexte historique. Plus précisément, un « fait » se cristalliserait à travers des tâtonnements, des doutes et des débats propres à une époque avant de se stabiliser et de devenir un « fait incontestable ». Ce qui implique qu'une théorie abstraite de la connaissance n'a pas de sens.
      En affirmant même que le contenu de la science est une création sociale, Fleck peut apparaître comme le « grand ancêtre » de Thomas Kuhn et des tenants du « programme fort » en sociologie des sciences. Pourtant, comme le souligne Bruno Latour dans sa postface, Fleck ne rabaisse jamais la connaissance scientifique à son contexte social. Quand il affirme qu'un style de pensée collective conditionne la connaissance, ce n'est pas au sens où il la limiterait mais où il la rendrait possible. Nuance qui sera perdue avec la notion de paradigme chère à Kuhn. Comme quoi, ce dernier aura finalement été, selon Latour, un mauvais élève de Fleck.

Thomas Lepeltier, Sciences Humaines, 168, février 2006.

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