L’univers livresque
de Thomas Lepeltier
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Compte rendu du livre :
 
Success and Luck.
Good Fortune and the Myth of Meritocracy,
de Robert H. Frank,
Princeton University Press, 2016.

Quel rôle joue la chance dans le succès ? Personne ne considère que le hasard n’intervient jamais. Mais, selon Robert Frank, professeur de management et d’économie à l’Université de Cornell (États-Unis), ceux qui réussissent ont tendance à sous-estimer le rôle de la chance dans leur bonne fortune. Par exemple, Frank montre à partir d’enquêtes que, plus on a d’argent, plus on a tendance à affirmer que la richesse s’obtient avant tout par le travail et le talent. Frank montre même à l’aide d’expériences de psychologie que les vainqueurs de n’importe quelle activité ont tendance à minimiser le rôle de la chance dans leur succès. Or, s’il est vrai que beaucoup de ceux qui s’en sortent plutôt bien dans la société n’ont pas lésiné sur les efforts ni manqué de compétences, il est en revanche peu probable qu’ils auraient aussi bien réussi dans un environnement moins favorable et sans coups de pouce de la chance. Le seul fait d’être né dans un pays riche donne un avantage énorme. Il ne faut pas oublier non plus que beaucoup de personnes aussi travailleuses et aussi douées n’ont, quant à elles, pas aussi bien réussi. Pourquoi ? Justement, par un manque de chance. Mais, comme l’illustre très bien Frank à partir d’exemples de réussites, dans nos sociétés modernes, les effets de la chance sont très souvent amplifiés outre mesure. Les vainqueurs, même quand ils ne l’ont emporté sur leurs concurrents que de justesse, finissent par rafler toute la mise. Le succès n’est donc pas proportionnel aux mérites. C’est un peu comme en sport : toute la gloire va au premier. Du coup, avec cette disproportion des gains, on ne voit plus que le second pouvait avoir quasiment autant de mérite, si ce n’est plus.

Une fois mis en évidence le rôle de la chance dans la réussite, Frank se demande comment s’assurer qu’elle n’exacerbe pas les inégalités dans la société. Selon lui, la première chose à faire est tout simplement de rappeler sa grande influence. Frank montre en effet que moins on reconnaît que son propre succès est dû à la chance, plus on estime payer trop d’impôt. Inversement, plus on le reconnaît et plus on est prêt à reverser une part importante de ses revenus afin que d’autres puissent bénéficier des conditions (en termes d’infrastructures, d’éducation ou autre) qui leur permettront d’avoir aussi de la chance. C’est là que cette question de la perception de la chance prend une tournure très politique. Le seconde proposition de Frank, plus technique, consiste à remplacer l’impôt sur le revenu par un impôt fortement progressif sur la consommation, c’est-à-dire sur le revenu moins les économies. Cette mesure encouragerait les riches à dépenser moins. Du coup, les personnes moins aisées se sentiraient également incitées à diminuer à leur tour leur consommation, bien que dans une moindre mesure. Au bout du compte, les dépenses seraient moins inégalitaires sans que les bénéfices psychologiques de la richesse soient remis en cause (les plus riches pourront toujours s’acheter les voitures les plus chères ; c’est juste que la gamme des prix qui sera moins large). Qui plus est, cette mesure serait à même de renflouer les caisses de l’État qui pourrait ainsi développer des infrastructures offrant de manière plus équitable des chances de réussite à tous ses citoyens.

Il serait bien sûr possible de discuter cette proposition fiscale. Reste que le livre aurait toujours le mérite d’offrir à la fois une analyse très concrète du rôle de la chance dans le succès et une approche originale de la justice sociale.

Thomas Lepeltier,
Sciences Humaines, 292, mai 2017.


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Autre livre à signaler :

— Branko Milanovic, Global Inequality. A New Approach for the Age of Globalization, Princeton University Press, 2016.