Compte rendu du livre :
Rapports de force.
Histoire, rhétorique, preuve,de Carlo Ginzburg,
Traduit de l'italien par Jean-Pierre Bordas,
Gallimard/Seuil/Hautes Études, 2003.L'historien cherche à rendre compte des événements du passé. Mais, comme se le demandait il y a quelques années Roger Chartier (Au bord de la falaise
, Albin Michel, 1996), « quels sont les critères grâce auxquels un discours historique, qui est toujours une connaissance sur traces et indices, peut être tenu pour une reconstruction valide et explicative (en tout cas plus valide et explicative que d'autres) de la réalité passée ? ». En tentant d'apporter quelques éléments de réponse à cette question, Roger Chartier entendait marquer son opposition à un courant de pensée postmoderne, influent dans le monde anglophone, qui dénie toute objectivité au travail des historiens. Les postmodernes font en effet remarquer que les événements historiques ne peuvent avoir de sens en dehors du récit dans lequel ils prennent place, et que celui-ci est toujours raconté suivant des artifices rhétoriques. Ils en concluent que les récits historiques ne sont en fin de compte que des récits comme les autres, dont l'analyse devrait relever uniquement de la critique littéraire.
Pour réfuter une telle approche, d'aucuns ont cru bon de rappeler qu'une narration historique, à la différence d'une fiction, « affiche l'intention de se soumettre à un contrôle de son adéquation à la réalité extra-textuelle passée [Krzysztof Pomian, Sur l'histoire, Gallimard, 1999] ». C'est toutefois oublier que les postmodernes ne disent pas que les historiens font fi de ces procédures de contrôle, mais qu'ils en sont les dupes. Aussi l'approche de Carlo Ginzburg dans ce livre peut-elle paraître plus pertinente. Plutôt que d'attaquer les postmodernes en niant l'importance des enjeux rhétoriques dans les récits historiques, il tente de montrer que la rhétorique peut elle-même être mise au service de la preuve. Pour cela, l'auteur commence par relire la fameuse analyse d'Aristote sur la rhétorique et par discuter l'affirmation de Nietzsche selon laquelle la rhétorique serait radicalement antiréférentielle. Il illustre ensuite sa thèse par quelques exemples empruntés à la littérature et à la peinture autant qu'à l'histoire, afin de montrer que les arts de la fiction peuvent aussi nous permettre de connaître le monde. Ce qui souligne bien que la rhétorique serait potentiellement « puissance de vérité ». Bien sûr, le débat avec les postmodernes n'est pas pour autant clos, mais avec ce livre une pièce intéressante y est ajoutée.
Thomas Lepeltier, Sciences Humaines, 138, mai 2003.
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