Après s’être séparée de celle des bonobos et chimpanzés, il y a environ 7 millions d’années, la lignée des humains a donné naissance à plus d’une dizaine d’espèces différentes. Pendant environ 200 000 ans, les humains modernes ont même coexisté avec au moins quatre autres espèces d’humains. Certains de ces humains avaient un cerveau aussi gros, voire plus gros que celui de ceux de notre espèce. Si la taille de cet organe avait offert un avantage reproductif, ces autres humains auraient dû être capables de survivre et de proliférer comme nous l’avons fait. Au lieu de cela, leurs populations et leurs technologies sont restées relativement limitées et, à un moment donné, elles ont toutes disparu. Qu’est-ce qui nous a donc permis de prospérer pendant que d’autres espèces d’humains s’éteignaient ? Pour l’anthropologue Brian Hare et la journaliste scientifique Vanessa Woods, notre avantage proviendrait d’un processus d’auto-domestication qui nous aurait permis de mieux coopérer.
Lorsque des animaux sont domestiqués, ils subissent de nombreuses transformations qui semblent totalement indépendantes les unes des autres. Ces modifications – appelé syndrome de la domestication – peuvent concerner la forme de la face, la taille des dents, la couleur du pelage, les taux d’hormones, les cycles de reproduction, etc. Dans l’auto-domestication, la pression de sélection s’exerce sur l’amabilité. Par exemple, il est fort probable que les chiens proviennent de loups qui se sont auto-domestiqués il y a plus de 10 000 ans. Les loups qui avaient le moins peur des humains, qui anticipaient mieux leurs réactions et étaient moins agressifs s’approchaient davantage de leurs campements pour profiter des restes de nourritures. Se reproduisant entre eux, petit à petit, ils sont devenus des loups aimables, c’est-à-dire des chiens. Comparés aux loups apprivoisés, les chiens sont d’ailleurs plus aptes à communiquer avec les humains et à comprendre leurs intentions. C’est donc bien une capacité qui s’est développée par l’auto-domestication.
Or, selon nos deux auteurs, c’est par un mécanisme analogue que les premiers humains auraient développé un avantage en matière de communication et de coopération. À mesure qu’ils devenaient plus amicaux entre eux, les humains modernes seraient ainsi passés d’une vie en petits groupes de dix à quinze individus à une vie en groupes plus importants d’une centaine d’individus, voire plus. Puis, sans développer des cerveaux plus gros, ces humains auraient formé des communautés mieux organisées, qui auraient, en partageant plus efficacement entre elles leurs innovations, surpassé les autres espèces humaines, lesquelles auraient fini par disparaître.
Mais notre amabilité aurait un côté sombre. Le mécanisme qui ferait de nous une espèce sachant très bien coopérer avec ceux que l’on perçoit comme appartenant à notre groupe serait en effet également responsable de notre tendance à déshumaniser les étrangers. Cette disposition peut se comparer à celle des femelles des mammifères qui montrent à la fois beaucoup d’affection pour leur progéniture et une forte agressivité contre ceux qu’elles identifient à une menace. Cela dit, pour les deux auteurs, nous ne serions pas condamnés à être une espèce à la fois aimable et agressive envers les autres. Par le contact régulier avec des étrangers, nous pouvons apprendre à élargir notre cercle de considération morale. D’une certaine manière, nous pourrions donc continuer à nous auto-domestiquer.
Thomas Lepeltier,
Sciences Humaines,
337, juin 2021.
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