Compte rendu du livre :
Perpetuum mobile.
Métamorphoses des corps et des oeuvres de Vinci à Montaigne,de Michel Jeanneret,
Éditions Macula (Argô), 1997.Tout bouge et se transforme. Mais pas de mouvement sans une certaine stabilité
; pas de métamorphose sans une certaine permanence. Il n'y a rien de nouveau dans ce jeu dialectique. Pas une culture qui n'ait médité sur la transformation des corps et sur l'instabilité des structures ; pas une qui n'ait recherché la permanence et la stabilité des êtres. Mais la balance a pu, parfois, pencher d'un côté ou de l'autre. Ainsi, le XVIe siècle européen a souvent été vu comme une époque plus éprise de classicisme et d'harmonie que de genèses et de métamorphoses, c'est-à-dire comme une période plus sensible à la permanence des formes qu'à leur perpétuelle transformation. Or Michel Jeanneret s'inscrit en faux contre cette vision apollinienne de l'humanisme de la Renaissance. Textes et reproductions d'oeuvres d'art à l'appui, il nous montre au contraire à quel point cette période était fascinée par l'indéterminé, l'éphémère et le transitoire. Loin d'être créée une fois pour toutes, la nature était vue par beaucoup d'auteurs comme un mouvement de création continue. Élan créateur qui rejaillissait d'ailleurs sur les oeuvres d'art, rarement considérées comme achevées, et qui incitait les artistes à accorder moins d'importance à l'oeuvre finie qu'à l'acte de production. Trop d'oeuvres seraient ainsi placées sous le signe de la mobilité pour qu'on ne soit pas sensible à l'importance de la notion de métamorphose au XVIe siècle. La relecture peut commencer...
Dieu créa le Monde en six jours, puis il se reposa. Du Bartas, lui, n'a pas chômé. En rien moins que six mille quatre cent quatre-vingt-quatorze vers, il réécrit avec La Semaine le premier chapitre de la Genèse. Mais au-delà de l'inflation qu'il fait subir au texte sacré, Du Bartas substitue au jaillissement soudain le déploiement progressif des êtres et des choses. La genèse ne précède plus l'histoire, elle se confond avec elle. On croyait que Dieu avait tout créé, et on voit l'homme peupler d'oiseaux le ciel. Heureusement, Du Bartas mentionne peu après que ce ne sont que des animaux mécaniques. Ses louanges, toutefois, ne s'adressent pas à Dieu, mais à l'homme qui continue la création. Ce dernier n'est d'ailleurs pas le seul à recevoir l'impulsion divine: la nature aussi prend le relais de la Création. Les animaux donnent naissance à de nouvelles espèces, l'eau produit la salamandre, du feu sortent des insectes. En bref, la matière est conçue comme une matrice d'où émergent des formes à profusion. C'est que Du Bartas ne décrit pas le récit achevé de la création mais, dans un présent qui se mêle au passé et inversement, de la création en train de se faire.
Ronsard aussi se complut à imaginer une nature exubérante. Toute destruction n'était pas perçue comme une fin, mais comme une régénération. Le monde était peuplé de forces ou traversé de courants par lesquels la vie, toujours, rebondissait; et la mort n'était que passage d'une forme à une autre, ou mieux, promesse de vie. Aussi le poète pouvait-il chanter la mort... pour enchanter la vie. L'auteur de « Mignonne, allons voir si la rose... », n'hésita pas non plus à placer ses poèmes d'amour sous le signe de la métamorphose : toujours l'amant s'imaginait une autre identité pour être plus près de sa bien-aimée. En Jupiter, il pouvait se muer en pluie d'or pour féconder sa Cassandre ; en taureau, il pouvait, comme Narcisse, se plonger dans la fontaine d'amour ; en eau, surtout, il pouvait épouser tous ses contours. La perte d'identité, loin d'être un péril, apparaissait à notre poète comme l'occasion, ludique et joyeuse, d'explorer différents modes d'être. C'est pourquoi la métamorphose semblait moins être au service de l'amour que l'amour n'était un prétexte à la métamorphose.
Il n'est pas question, nous dit Michel Jeanneret, de ne voir ici que de simples métaphores. Pour Ronsard, comme pour beaucoup d'humanistes inspirés par le néoplatonisme, la nature est faite d'une matière animée au sein de laquelle toutes choses communiquent et, liées par le même flux vital, s'interpénètrent et échangent leur forme. Tout est donc vivant et doué d'âme, et tout est relié à tout. Ainsi Marsile Ficin considère que la Terre est un corps qui procrée comme un être humain: elle fait croître « des pierres comme ses dents, des végétaux comme une chevelure » ; Jérôme Cardan observe les organes de la digestion des minéraux ; Bernard Palissy illustre le recyclage de la nature en parlant des pierres ; Giordano Bruno voit les astres comme des êtres désirants, etc. C'est que, dans l'univers animé des néoplatoniciens, l'essentiel est caché et défie donc les distinctions rigides entre la poésie et la philosophie, la religion et la science naturelle. D'ailleurs, comment enfermer le savoir dans des catégories bien distinctes quand le travail de la Création continue ? C'est la nature elle-même qui défie les cadres qui tendraient à l'immobiliser.
Mais à quelles lois répondent ces métamorphoses? C'est ce que Léonard de Vinci tenta, comme savant et comme artiste, de saisir. À travers une part considérable de ses notes et de ses dessins, on le voit en effet explorer la naissance, la transformation et la métamorphose des corps et essayer ainsi de mettre en avant, tout en cherchant la plus grande exactitude, les ressemblances entre les règnes. Tel dessin, par exemple, souligne l'analogie entre les vaisseaux qui se déploient à partir du coeur et les racines d'une plante jaillissant de la graine. Tel autre évoque, à travers le crâne chauve et bossué d'un vieillard, une terre aride, alors qu'une barbe généreuse ondoie comme un fleuve. À chaque fois, Léonard essaye de saisir le moment où l'identité se perd, où, par exemple, dans une tête se superposent les traits d'un homme et ceux d'un animal. Avec la même attention, il essaye aussi de saisir comment la terre se transforme. Son regard se porte alors sur l'eau. D'abord elle le captive, puisqu'elle épouse toutes les formes. Mais en plus, elle les donne. En coulant, jaillissant, ou se dissipant dans les rivières, les cascades ou les marais, elle forge la morphologie terrestre. C'est pourquoi Léonard ne cesse de faire des dessins et croquis de cette interaction de l'eau et de la terre, surtout dans les moments de crise -- déluge, cataclysme, tempête, ouragan --, comme pour y chercher les signes de mutations profondes.
Cette importance accordée aux représentations de cataclysmes, et aux autres sortes de fléaux naturels, n'est pas propre à Léonard. Artistes et savants du XVIe siècle, interprétant ces soubresauts de la nature comme l'annonce non de la fin du monde mais d'une nouvelle naissance, se penchaient très souvent sur ces phénomènes. Ils étaient en effet fascinés par ce retour de la matière au chaos parce qu'ils y voyaient le foyer d'où la vie était relancée. Cette rêverie exerça un attrait si magique que le chaos perdit son caractère de masse informe pour être vu comme une force désirante, participant à la Création et dont l'insatiabilité était responsable de l'instabilité et de la mutabilité foncière du monde. Cette réhabilitation alla si loin que Dieu fut parfois mis au second plan, voire, dans une vision hérétique, dérivé du chaos comme toute chose.
Le fait que l'on retrouve si souvent ces thèmes de la Création continue, de la métamorphose et du chaos témoigne de l'absence des dichotomies entre l'animé et l'inanimé, le naturel et le surnaturel ou entre le rationnel et l'imaginaire. Si une vie secrète imprègne la matière, si un esprit diffus sature et unit l'ensemble des choses, et si la nature crée continuellement de nouvelles formes, l'observateur scrupuleux ne peut fixer des limites au réel. Tout devient possible. Aussi doit-il recueillir les récits merveilleux et les rumeurs les plus étonnantes, très courantes à cette époque des grandes découvertes. Cela explique aussi l'attrait exceptionnel qu'exercèrent Les métamorphoses d'Ovide; l'un des livres les plus édités, commentés, traduits et imités du XVIe siècle. On y trouvait la description d'un monde qui n'en finissait pas de commencer, d'êtres qui, du sein de la terre, poussaient comme des plantes et qui, une fois moulés et installés dans une forme, pouvaient en changer, sans qu'aucune loi ne vienne limiter leur aptitude à la transformation. Tout être pouvait ainsi devenir un dieu, un animal, un végétal ou un minéral, se métamorphoser en constellation, en statue, en source... Autant de raisons pour que les peintres, les sculpteurs, et les décorateurs rivalisent de talent pour illustrer la multitude d'éditions de ce livre emblématique.
Dans la même veine apparut une foule de représentations de personnages «monstrueux » qui appartiennent à plusieurs règnes à la fois. On ne sait plus si ce sont les humains qui s'animalisent, ou l'inverse ; si telle figure anthropoïde représente un homme ou un paysage comme dans les tableaux d'Arcimboldo, par exemple. Autant de scènes qui semblent présenter des êtres en quête perpétuelle de leur forme, ou qui saisissent un monde constamment à l'état d'ébauche. Autant de monstres, en tout cas, qui témoignent de l'inépuisable prodigalité du Créateur et qui invitent à déplacer les frontières du connu. Aussi la question n'est-elle pas de savoir si tel homme à deux têtes existe véritablement, mais où s'arrêtent les merveilles de la Création. Persuadé que la réalité dépassait la fiction, les hommes du XVIe siècle s'abstenaient de mettre des freins à l'imagination. C'est pourquoi ils n'étaient pas étonnés d'apprendre qu'une courtisane romaine avait mis au monde un enfant ayant une tête d'éléphant. De même, l'existence de cyclopes ou de licornes dans les terres lointaines n'était pas mise en doute. Ce n'était pas de la crédulité, mais une ouverture à la prodigalité de nature.
En tout cas, ce croisement de l'art et des sciences naturelles trouva dans les jardins et les grottes artificielles italiennes une singulière expression. Ce furent en effet des lieux où les artistes de la Renaissance offrirent le spectacle symbolique d'une nature animée. D'abord les visiteurs circulaient entre des figures de dieux, de faunes ou de nymphes enchevêtrées dans les roches et les arbres, ce qui leur rappelait que la vie se transportait d'un corps à l'autre, d'un règne à l'autre. Ensuite, l'utilisation de machineries de théâtre, de mécanismes hydrauliques et d'automates permettait de faire surgir une île, d'ouvrir un rocher, de mouvoir des personnages mythologiques... Ainsi la terre s'animait, les rochers s'humanisaient, et les grottes s'offraient aux visiteurs comme le théâtre des obscures mutations qui travaillaient le monde.
Raconter la métamorphose des corps, la genèse continue de l'univers, le va-et-vient des formes et la confusion des règnes, ne pouvait en retour qu'influencer fortement la conception qu'accordaient les peintres, les sculpteurs et les écrivains à leurs propres oeuvres. Conscients qu'en prenant une forme fixe, l'art risquait de ne plus saisir l'impulsion créatrice dont il procédait, ces artistes accordaient plus d'importance à l'acte créatif qu'à l'oeuvre achevée. Dans le corps à corps avec les mots ou les matières, l'art donnait ainsi à voir le processus qui l'avait suscité, il se transformait comme la matière qu'il pétrissait. C'est ainsi que l'on voit des écrivains, notamment d'Aubigné et Montaigne, exposer au sein de leur oeuvre la gestation de celle-ci. Ils ne cessent effectivement de mettre en scène les mécanismes qui ont présidé à la création de leur oeuvre et de truffer leurs discours de métadiscours. Cette obsession de la création continue déboucha aussi sur un nombre incalculable d'oeuvres inachevées, comme si les artistes voulaient montrer le faire plutôt que le fait, la transformation plutôt que le transformé. Léonard multiplie les croquis; l'oeuvre de Michel-Ange abonde en sculptures où les corps sortent à peine de la pierre ; Ronsard ne cesse de remanier ses poèmes ; Montaigne complète, corrige et réécrit en permanence ses Essais...
Est-ce à dire que l'oeuvre s'éteint avec son auteur? Ce serait oublier que les hommes du XVIe siècle savaient faire revivre les oeuvres du passé. Ils savaient qu'un nouveau regard, une nouvelle lecture, participait de l'acte créateur. Ils savaient qu'une oeuvre n'était jamais figée dans son passé, mais qu'elle s'offrait à une éternité de changement. Pourquoi auraient-ils douté que, la source du mouvement une fois tarie, les oeuvres qu'ils livraient au public cesseraient d'apparaître autres ? C'est en tout cas pour cette raison que l'homme du XVIe siècle n'accueillait pas les classiques pour les restituer de façon littérale -- ce qui ne présentait à ses yeux aucun intérêt --, mais pour les renouveler. Montaigne lit dans Tite-Live « cent choses » que l'historien romain n'a pas vu dans son propre texte. Alors, conscient de cette richesse, il manipule librement les sources et exploite à sa guise leur potentialité. Peletier du Mans assimile l'art à des semences ; à chacun d'en récolter ce qu'elles peuvent offrir. Erasme écrit même un traité pour transformer au mieux les matériaux littéraires afin d'obtenir des versions nouvelles, et bien sûr provisoires...
On pourrait rapporter pendant longtemps les exemples de cette fascination pour le transitoire et le protéiforme. Le livre de Michel Jeanneret abonde en analyses d'une grande finesse, toutes plus agréables à lire les unes que les autres; notamment celles à propos des longues méditations sur l'inconsistance des êtres et des choses que sont les Essais de Montaigne. Toutefois, est-ce suffisant pour placer la Renaissance sous le signe de la métamorphose ? À trop vouloir montrer les signes du chaos et de la mobilité, Michel Jeanneret sous-estime peut-être la vision harmonieuse et stable que pouvaient aussi avoir les hommes du XVIe siècle. Sous les figures de l'errance, combien de quêtes de la permanence ? Mais au diable ces réserves. Comme les poètes et les peintres qu'il présente, Michel Jeanneret rend vivantes les oeuvres du passé. Jamais pédant, il nous fait entrer dans un monde ondoyant et divers, ouvre de très intéressantes perspectives et rend irrésistible l'envie d'en savoir plus. Nous sommes pris dans le tourbillon qu'il décrit. Cela mérite bien un détour... Thomas Lepeltier, Revue de livres, août 1999.
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