L’univers livresque
de Thomas Lepeltier
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Compte rendu du livre :
 
Wild Souls.
Freedom and Flourishing in the Non-Human World,
de Emma Marris,
Bloomsbury Publishing, 2021.

Notre société s’inquiète de la disparition des espèces et de la réduction de la biodiversité. Mais en quoi cette évolution du vivant est-elle un vrai problème ? Nous avons certes un attachement aux multiples formes de la faune et de la flore. Puis, pour notre survie, nous dépendons globalement de la leur. Pour autant, nous n’avons pas besoin de sauver toutes les espèces vivantes, ni de maintenir la biodiversité à son niveau actuel. Quel intérêt y a-t-il donc à vouloir sauver le maximum d’espèces et à vouloir maintenir à tout prix la biodiversité telle qu’elle est de nos jours, voire de rétablir son niveau passé ? C’est la question que pose Emma Marris dans ce livre. Cette journaliste scientifique avait déjà publié un livre remarqué, Rambunctious Garden. Saving Nature in a Post-Wild World (2011), où elle montrait que l’idée de préserver une nature vierge n’a pas de sens, dans la mesure où, partout sur Terre, même dans les coins les plus reculés, les espaces naturels portent déjà les marques irrémédiables de l’activité humaine. Dans ce nouveau livre, elle poursuit sa réflexion en montrant les problèmes que pose l’actuel idéal de conservation.

En particulier, elle avance que s’il existe de bonnes raisons de prendre en considération les animaux en tant qu’individus, puisqu’ils sont sensibles à la douleur, ont des émotions, manifestent des personnalités différentes et aspirent à vivre, il n’existe pas vraiment de raison de protéger les espèces en tant que telles. L’espèce est juste « un concept abstrait » qui englobe un ensemble d’animaux partageant un certain nombre de caractéristiques à un moment donné. Puis, l’évolution – productrice de la diversité des espèces – n’est pas intrinsèquement bonne. Si l’on peut parfois vouloir défendre telle ou telle espèce pour notre intérêt, à nous humains, ou pour l’intérêt d’autres animaux, il est donc plus difficile de justifier rationnellement la valeur intrinsèque d’une espèce. Aussi Marris s’inquiète-t-elle des programmes de conservation qui engendrent de nombreuses souffrances. Par exemple, la reproduction en captivité peut parfois permettre de sauver une espèce, mais elle se fait souvent au détriment d’individus qui doivent subir le stress de la capture et de l’emprisonnement. De même, Marris constate que nous accordons parfois une telle valeur au caractère « naturel » d’une région que, pour le préserver, nous sommes prêts à tuer de manière très douloureuse (par exemple, avec du poison) une grande quantité d’animaux appartenant à des espèces dites invasives. Là aussi, est-ce vraiment légitime, s’interroge-t-elle ? Inversement, elle se demande si nous ne pourrions pas aider davantage les animaux en souffrance, par exemple en leur fournissant de la nourriture dans les cas où ils risqueraient de mourir de faim, voire en opérant des modifications génétiques, transmissibles de génération en génération, leur permettant d’être mieux adaptés à l’évolution de leur milieu de vie. La « sauvagerie » du monde ou « l’intégrité » des génomes seraient certes perdues, mais ces animaux auraient moins à souffrir.

Marris n’a pas de réponse à toutes les questions qu’elle pose. Mais elle nous invite à ne plus penser la nature de manière abstraite, notamment à travers l’idée que les espèces, la biodiversité et les écosystèmes seraient nécessairement à préserver en l’état. À la place, elle nous enjoint de réfléchir à la façon dont nous pourrions aider les animaux sauvages, pris individuellement, à mieux vivre. En somme, éviter les grands principes et faire preuve de plus de compassion.

Thomas Lepeltier,
Sciences Humaines, 342, décembre 2021.


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