L’univers livresque
de Thomas Lepeltier
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Compte rendu du livre :
 
The Modern Savage.
Our Unthinking Decision to Eat Animals,
de James McWilliams,
Thomas Dunne Books, 2015.

L’élevage industriel choque. Il faut dire que les conditions de vie des animaux y sont abominables, les problèmes sanitaires nombreux et les effets sur l’environnement déplorables. Pour ces raisons, beaucoup de gens condamnent ce type d’élevage. Ils ne deviennent pas pour autant véganes. La plupart pensent que la solution est du côté de l’élevage à la ferme, tel qu’il était pratiqué jadis. Cet élevage « champêtre » serait en effet respectueux des animaux, fournirait des produits de meilleure qualité et n’aggraverait pas les problèmes de la planète. Cette alternative trouve d’ailleurs un écho très favorable auprès des gourmets et chez nombre d’écologistes. Les uns et les autres vantent ainsi les mérites de ces petits fermiers censés élever leurs animaux dans de bonnes conditions et obtenir de bons produits. C’est donc chez eux qu’il faudrait s’approvisionner en viande, oeufs et lait. Bref, le développement de l’élevage à la ferme permettrait de régler les graves problèmes de l’élevage industriel.

Mais, pour l’historien James McWilliams, cette solution ne tient pas la route. Comme il l’explique dans ce livre, le concept de « viande heureuse » est non seulement absurde mais, paradoxalement, il sert à perpétuer ce à quoi il est censé s’opposer, à savoir l’élevage industriel. En effet, quel est le problème majeur de l’élevage industriel ? Sans risque de se tromper, on peut répondre que c’est sa façon de traiter les animaux comme des objets. Exploitées sans merci pour le seul profit financier qu’en tirent les éleveurs, les pauvres bêtes ne connaissent qu’une vie de misère avant d’être tuées très jeunes dans des conditions abominables. C’est bien pour échapper à cette vision de cauchemar que certains défendent l’élevage à la ferme. Mais, au moment même où ils reconnaissent le droit des animaux à être bien traités, leur proposition d’alternative revient à affirmer qu’un éleveur, parce qu’il le fait dans une ferme de petite taille, peut se permettre d’exploiter des animaux et de les tuer pour son seul profit. Autrement dit, les défenseurs de l’élevage à la ferme piétinent l’idée même de respect animal qu’ils prétendent défendre. C’est ce que McWilliams appelle la contradiction des omnivores consciencieux.

Certes, l’élevage à la ferme ne place pas les animaux dans des conditions aussi abominables que ne le fait l’élevage industriel. Ils ont plus d’espace pour vivre et les éleveurs en prennent davantage soin. Mais la différence n’est que de degré. Le profit est souvent ce qui anime les éleveurs. Il y en aura donc toujours qui chercheront à accroître leurs bénéfices au détriment des conditions de vie des animaux. Ils seront d’autant plus portés à le faire que, l’idéologie de l’élevage n’étant pas remise en cause, une demande pour des produits moins onéreux se fera toujours sentir. L’élevage à la ferme est donc condamné à coexister avec un élevage plus axé sur la rentabilité, c’est-à-dire l’élevage industriel. Dans ces conditions, acheter de temps en temps des produits provenant d’animaux élevés à la ferme sert juste à se donner bonne conscience. Le plus grave est que, comme le déplore McWilliams, ceux qui croient bien faire en agissant de la sorte continuent à normaliser cette cruauté qui consiste à tuer des animaux inoffensifs juste pour un petit plaisir de table.

Cette situation est d’autant plus absurde que les défenseurs de l’élevage à la ferme reconnaissent eux-mêmes, bien que confusément, qu’il est cruel de tuer un animal juste pour le plaisir gustatif. Par exemple, pour s’opposer à l’élevage industriel où les animaux ne sont que des choses, ils disent souvent qu’il est souhaitable de connaître l’origine de sa viande avant de la manger : il faut ainsi aller chez l’éleveur, rencontrer l’animal, éventuellement établir un lien avec ce dernier. Ce serait une façon de rendre tout le processus de l’élevage et de l’abattage plus humain. Certains vont même jusqu’à dire qu’il faut, quand c’est possible, tuer soi-même la bête. Là encore, ce serait une façon d’assumer la mort de l’animal que l’on va manger et ainsi de le respecter. Toutes ces propositions font joli sur le papier. Mais que valent-elles transposées à la réalité ? McWilliams a lu la « littérature » où ces expériences sont relatées. Dans un chapitre plein de mordant, il montre comment ces apprentis tueurs s’embourbent dans leurs contradictions. C’est que, au fond d’eux-mêmes, ils ressentent bien qu’ils sont en train de commettre un acte cruel. Du coup, ils l’appréhendent. Ils sont angoissés à l’idée de tuer un animal sans défense qui n’aspire qu’à vivre. Puis, après avoir tué la pauvre bête, ils sont un peu écœurés de ce qu’ils ont fait. Alors, ils se cherchent des excuses. Ils veulent croire à la nécessité de cette mise à mort. Mais leurs propos sonnent creux. C’est triste. Pour ajouter au sordide, la mise à mort a, le plus souvent, été une boucherie. C’était à prévoir. Un animal ne meurt jamais sagement. Il résiste, bouge, se débat. Résultat : il y a du sang partout et de l’agonie qui s’est éternisée.

De toute façon, pas question que tout un chacun se mette à égorger l’animal qu’il se propose de déguster. En effet, la législation actuelle ne permet pas que les animaux destinés à être commercialisés soient tués ailleurs que dans des abattoirs agréés. Concrètement, cela veut dire que le « sympathique » éleveur qui prétend que les animaux mènent une belle vie dans sa ferme va les conduire, quand ils sont encore très jeunes, dans les mêmes abattoirs que les animaux issus du secteur industriel. Leur mise à mort se fera donc aussi dans des conditions sordides. C’est, en général, une destinée des animaux que le défenseur de l’élevage à la ferme s’abstient de mentionner. Cela dit, parfois, par acquit de conscience, il lui arrive de reconnaître ce problème et d’avancer qu’une réforme des abattoirs est nécessaire. À ses yeux, la meilleure solution consisterait à développer des petits abattoirs mobiles qui viendraient tuer les bêtes directement dans les fermes. Cette solution aurait déjà pour avantage d’épargner aux bêtes des transports souvent très éprouvants vers les abattoirs. Ensuite, elle permettrait une mort plus douce. Du moins, en théorie, parce que, en pratique, comme le montre McWilliams, le sordide est toujours au rendez-vous. En analysant la situation à partir d’expériences concrètes, McWilliams expose en effet à quel point ces abattages à la ferme sont le plus souvent des boucheries. Toujours pour la même raison : tuer un animal qui ne veut pas mourir se fait difficilement en douceur. Ce n’est pas parce que vous le faites dans l’arrière-cour d’une ferme que l’animal va docilement tendre le cou et mourir sans souffrir. L’abattage d’un animal, où que ce soit, est toujours une sale besogne. Là encore, les défenseurs de l’élevage à la ferme s’abstiennent de le rappeler, comme ils s’abstiennent de mentionner les nuisances que cette pratique occasionnerait dans le voisinage si elle se généralisait. Au rythme actuel de la consommation, imaginez tous les monceaux de cadavres, les restes d’entrailles et les hectolitres de sang qui seraient déversés autour des fermes : elles n’auraient plus rien de champêtre.

Reste l’alibi principal des défenseurs de l’élevage à la ferme : même si le système n’est pas parfait, reconnaissent les plus honnêtes, au moins les animaux ont bien vécu et la viande, le lait et les œufs sont de meilleure qualité. Or, là encore, McWilliams apporte un démenti formel à cette affirmation. Bien sûr, il ne nie pas que, globalement, les animaux élevés à la ferme se trouvent dans de meilleures conditions que ceux de l’élevage industriel. Mais meilleur ne veut pas dire bien. Quand on sort des images publicitaires, on découvre toutes les petites misères de la vie des animaux de ferme. Ce sont d’abord des animaux sélectionnés artificiellement pour produire le maximum de lait, d’œufs et de viande. Leurs métamorphoses physiques engendrées par ce processus de sélection ne sont pas sans occasionner des souffrances. De fait, un corps optimisé pour produire de la viande, des œufs ou du lait n’est pas un corps optimisé pour se déplacer ou être en bonne santé. De plus, pour pouvoir être exploités de façon efficace, les animaux de ferme sont encore très souvent mutilés par les éleveurs. Pour vendre du lait, il faut aussi que ces derniers arrachent les veaux à leur mère. Ce qui est toujours un acte cruel. Ensuite, même si les animaux de ferme vivent dans de meilleures conditions que ceux des élevages industriels, ils ne se retrouvent toutefois pas dans des conditions favorables à leur épanouissement. Par exemple, si la basse-cour est préférable à la cage, elle n’est pas un lieu propice au bien-être d’une poule, qui évoluerait mieux dans un environnement plus boisé. Enfin, dans ces conditions artificielles, les animaux développent autant de maladies que dans l’environnement certes confiné, mais contrôlé des élevages industriels. Au bout du compte, ils ne sont pas toujours en meilleure santé. L’élevage à la ferme reste donc un système d’exploitation des animaux qui ne garantit en rien leur bien-être et une meilleure qualité des produits qui en sont tirés. Sans compter que ce type d’élevage n’est pas généralisable au vu des quantités de produits d’origine animale consommés de nos jours. Pourquoi donc continuer à le défendre quand on sait qu’il existe une façon toute simple de mettre un terme à la cruauté qui s’exerce de nos jours à l’encontre des animaux de rente ? Il suffit d’arrêter de les manger.

Quand on a fini de lire ce livre, on se dit que la cible principale des véganes ne doit plus être l’élevage industriel. De fait, ce système d’élevage n’a déjà presque plus de soutien déclaré : personne ne le défend, en dehors de ceux qui y ont des intérêts financiers. Le discours à combattre en priorité est celui qui fait la promotion de l’élevage à la ferme parce que, jouissant encore d’une forte respectabilité au sein de la société, il sert à justifier tout le système d’exploitation des animaux. C’est bien lui qui normalise l’idée que l’on peut tuer un animal juste pour avoir le plaisir de le manger. Or, pour que la société ait des chances de devenir végane, il faut que l’opinion publique comprenne qu’on ne doit pas tuer par caprice. Voilà pourquoi le véganisme ne s’imposera que lorsque les discours de promotion de la « viande heureuse » apparaîtront pour ce qu’ils sont : des impostures.

Thomas Lepeltier,
Versus, 2, automne-hiver 2015.


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Autres livres à signaler :

—  Hope Bohanec, The Ultimate Betrayal. Is There Happy Meat ?, iUniverse, 2013.
 
— Gary L. Francione & Anna Charlton, Eat Like You Care. An Examination of the Morality of Eating Animals, Exempla Press, 2013.