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Compte rendu du livre :

Les Lieux de mémoire,

de Pierre Nora (ed),

Gallimard (Quarto, 3 tomes), 1997
[1er édition en 7 tomes publiés de 1984 à 1992].

      Quoi de commun entre la Marseillaise, le Panthéon, le 14-Juillet et Le Tour de la France par deux enfants ? Quoi de commun entre cet hymne national, ce lieu de sacralisation des grands hommes, cette fête nationale et ce livre de pédagogie ? Tout simplement, la République française telle qu'elle fut symbolisée, vénérée, commémorée et enseignée. Ce sont en tout cas quelques-unes des premières entrées que l'on trouve dans ces Lieux de mémoire dirigés par Pierre Nora. Pour ce véritable inventaire des lieux, matériels et immatériels, où s'est ancrée la mémoire nationale, le maître d'œuvre à fait travailler plus d'une centaine de collaborateurs : de Maurice Agulhon à Jacques Le Goff, d'Emmanuel Le Roy Ladurie à Michel Vovelle, en passant par René Rémond et Jacques Revel. Le résultat est impressionnant : un ouvrage de plusieurs milliers de pages, dont la publication s'est étalée de 1984 à 1992, et qui se présente sous forme d'un triptyque. Au premier volet consacré justement à « La République », vient s'ajouter « La Nation » où il est question des héritages lointains, des grandes constructions historiographiques, de la transformation du territoire, de la symbolique de l'État, de la construction de la notion de patrimoine, etc. Au troisième volet, « Les France », il revient de traiter des diversités politique, sociale, religieuse et régionale, et de nous plonger par exemple dans le légendaire conflit entre Francs et Gaulois.
      Un tel projet est né à la fois du constat de la disparition progressive de la mémoire nationale telle qu'elle s'était sélectivement incarnée et du désir d'en comprendre la lente élaboration. D'où la nécessité de ne pas se limiter à ces lieux de mémoire « dont on se souvient », mais d'étudier aussi ceux « où la mémoire travaille ». Mais ici nulle naïveté : nulle identification entre mémoire et histoire. Nora avait en effet pleinement conscience que la mémoire du passé n'est pas l'image fidèle de ce passé. Acquis à l'idée que la mémoire a elle-même une histoire, il en fait ici un objet d'histoire. Aussi l'ouvrage adoptait-il une position critique face à l'irrésistible progression du thème de la mémoire dans notre société, qui se manifestait par un engouement des Français depuis le milieu des années 1970 pour tout ce qui était censé raviver la mémoire des temps anciens, et en particulier pour les commémorations les plus diverses. Néanmoins, comme le firent remarquer certains critiques, cet ouvrage était porteur d'une ambiguïté fondamentale. À travers l'analyse d'une mémoire nécessairement sélective, il avait en effet tendance à perpétuer l'image de la France sur laquelle il prétendait porter un regard critique. Autrement dit, en voulant déconstruire certaines représentations édifiantes de l'histoire nationale, il semblait finir paradoxalement par constituer un monument à la gloire de l'identité française.
      Il n'en reste pas moins vrai que cet ouvrage marque une étape clé de l'historiographie française : il incarne ce que l'on peut appeler le « moment historiographique », qui se caractérise par la multiplication des réflexions sur les travaux historiques, comme si l'histoire se voulait désormais aussi connaissance d'elle-même…

Thomas Lepeltier, Sciences Humaines, Hors-série 42,
« La bibliothèque idéale des sciences humaines », 2003.

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