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Compte rendu du livre :

The Gaia Hypothesis.

Science on a Pagan Planet,

de Michael Ruse,

University of Chicago Press, 2013.
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      La Terre est-elle, comme un organisme vivant, capable de réguler sa température et sa composition chimique afin de maintenir des conditions favorables au développement de la vie ? C’est ce que suggérèrent, il y a quarante ans, le chimiste James Lovelock et la biologiste Lynn Margulis avec ce qui fut baptisé « l’hypothèse Gaïa », en référence à la divinité grecque de la Terre. La réponse de la communauté scientifique, en particulier des biologistes, oscilla entre colère et indifférence. Mais l’hypothèse reçut un accueil très favorable auprès du public. Le premier article de J. Lovelock (dans le magazine New Scientist, février 1975), s’adressant à des non-spécialistes, suscita d’ailleurs un tel engouement que 21 éditeurs lui proposèrent aussitôt d’en tirer un livre. C’est de là qu’est né le best-seller La Terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa, 1979 (trad. franç., 1986).
       L’ouvrage du philosophe et historien de la biologie Michael Ruse, The Gaia Hypothesis, analyse justement pourquoi cette hypothèse fut autant méprisée par les chercheurs professionnels que louée par les profanes. Dans ce but, il retrace l’histoire de toutes les pensées qui ont conçu le monde du vivant, et même la Terre, comme une totalité non réductible à ses parties et devant être appréhendée en termes de finalité. Il replonge ainsi dans Platon qui voyait le cosmos comme un organisme vivant doué d’une âme. Il suit les pérégrinations des conceptions finalistes chez Plotin, Saint Thomas, Emmanuel Kant, etc. Il révèle l’influence de l’idée d’équilibre dynamique, chère à Herbert Spencer, sur bon nombre de conceptions de la matière, du vivant ou de la société. Il montre aussi comment ces conceptions infiltrent les réflexions de certains biologistes du xxe siècle à propos de la notion controversée de sélection de groupe. Enfin, il raconte comment ces idées inspirent certains courants de pensée ésotériques ou mystiques à la fois très friands d’approches holistiques de notre planète et enclins à animer, voire spiritualiser, la matière.
       À l’issue de ce parcours historique, M. Ruse formule sa propre interprétation de la réception de l’hypothèse Gaïa. Si la communauté scientifique a violemment réagi à cette hypothèse, ce serait parce qu’elle se sentait à l’époque fragilisée autant par des débats scientifiques (par exemple, les polémiques autour du concept de sélection de groupe) que par des critiques politiques et sociales de la science (début de l’écologie politique, mouvements de contestation de l’autorité scientifique, etc.). Inversement, l’attrait du public provenait, quand ce n’était pas d’un mysticisme diffus, d’une prise de conscience grandissante au cours de ces années 1970 des problèmes écologiques auxquels était confrontée la Terre.
       Selon M. Ruse, l’ironie de cette histoire est que, sur un plan scientifique, les profanes n’avaient pas complètement tort d’accueillir favorablement l’hypothèse Gaïa, ni les chercheurs professionnels raison de la mépriser à ce point. Il montre en effet que, de nos jours, à l’heure de grands bouleversements écologiques, elle peut parfois être un outil heuristique pour comprendre les profonds équilibres ou déséquilibres planétaires. Depuis que le climat de la Terre donne l’impression de se dérégler, cette métaphore de l’organisme — cette fois-ci, malade — a d’ailleurs cessé d’être ridiculisée par la communauté scientifique. Bref, avec ce livre, M. Ruse révèle la généalogie d’une métaphore mystico-scientifique tout en apportant un éclairage bienvenu sur les tribulations de la pensée scientifique.

Thomas Lepeltier, Sciences Humaines, 258, avril 2014.

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Autre livre à signaler :

Toby Tyrrell, On Gaia. A Critical Investigation of the Relationship between Life and Earth, Princeton University Press, 2013.