L’univers livresque
de Thomas Lepeltier
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Compte rendu du livre :
 
Eat Me.
A Natural and Unnatural
History of Cannibalism,
de Bill Schutt,
Profile Books, 2017.

Jusqu’aux années 1970, on considérait que le cannibalisme n’était pratiqué que par quelques espèces d’animaux sauvages, comme les veuves noires et les mantes religieuses. Les spécialistes estimaient que ce comportement apparemment aberrant était dû à un manque de nourriture ou à des situations de stress. Mais, comme le raconte le zoologiste Bill Schutt dans ce livre, de multiples observations ont depuis lors montré que le cannibalisme est très courant. Il est même possible d’établir quelques grandes tendances. D’abord, les animaux immatures sont plus souvent consommés par leurs pairs que les adultes. Ensuite, les femelles s’y adonnent davantage que les mâles. Enfin, sa fréquence augmente à mesure que les sources de nourriture diminuent. Il n’en reste pas moins qu’on le retrouve dans des situations très diverses. Les ichtyologistes considèrent d’ailleurs que l’absence de cannibalisme chez les poissons serait plutôt l’exception que la règle. Chez les requins-taureaux, le requineau le plus développé dans l’utérus de sa mère mange même ses frères et sœurs avant de naître. On a donc affaire ici à du cannibalisme intra-utérin. Chez les oiseaux, le cannibalisme peut également être le résultat d’un développement asynchrone : le poussin né quelques jours avant ses frères et sœurs peut les dévorer. Il y a aussi une araignée qui s’offre vivante en dîner à ses petits. De même, du côté des mammifères, la pratique est très présente. Par exemple, quand ils deviennent dominants au sein d’une horde, les lions mâles mangent les lionceaux qu’ils n’ont pas engendrés.

Ce cannibalisme généralisé ne se limite pas au monde sauvage. Schutt rappelle qu’il a été largement pratiqué dans les sociétés humaines, sur tous les continents. D’ailleurs, il est bien connu que les autochtones du Nouveau monde ont horrifié les Européens par leurs pratiques alimentaires. Mais ces derniers ont aussi, pendant longtemps, consommé du sang ou des morceaux de corps humains. Ils leur attribuaient des vertus médicinales, jusqu’au jour où ils se sont persuadés qu’ils ne s’étaient jamais adonné à ce type de consommation. Ailleurs, notamment en Asie, la consommation de chair humaine était également présente. Loin d’être un expédient de dernier recours, elle représentait un raffinement culinaire. Par piété filiale, ou coercition, certaines personnes pouvaient même sacrifier un morceau de leur chair et l’offrir à un membre de leur famille. Toujours du côté humain, Schutt rapporte aussi nombre d’exemples où, suite à une disette, le cannibalisme a été pratiqué. Enfin, il évoque des situations où le cannibalisme a eu pour but, lors de déchainements de violence, de terroriser ses ennemis.

Comment expliquer cette omniprésence du cannibalisme ? Sur un plan évolutif, ce n’est pas toujours évident. Les animaux qui consomment leurs proches éliminent leurs propres gènes de la population. En plus, ils augmentent les risques d’attraper des parasites ou pathogènes dangereux pour leur santé. En tout cas, côté humain, l’auteur imagine que, à l’instar du scénario du film Soleil vert (1973), dans lequel des cadavres humains étaient transformés pour être consommés, une forme de cannibalisme pourrait faire son retour avec l’accroissement de la population et la raréfaction des ressources. À moins que le dégoût actuel envers ce type de manducation se maintienne, voire augmente et finisse par concerner toute chair animale. Dans ce cas, la société deviendrait végétalienne…

Thomas Lepeltier,
Sciences Humaines, 293, juin 2017.


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Autres livres à signaler :

— Cătălin Avramescu, An Intellectual History of Cannibalism, Princeton University Press, 2011.

— Francis Barker, Margaret Iverson & Peter Hulme (eds), Cannibalism and the Colonial World, Cambridge University Press, 2008.