Compte rendu du livre :

Vercingétorix et l'idéologie française,

d'André Simon,

Éditions Imago, 1989.

       On s'est beaucoup gaussé, non sans raison d'ailleurs, de l'enseignement de la formule « nos ancêtres les Gaulois » aux enfants des colonies françaises. Mais a-t-on suffisamment réfléchi à sa pertinence pour les Français de métropole ? Que les Gaulois et les Français aient vécu plus ou moins sur le même territoire, est-ce suffisant pour garantir cette filiation? Cette idée est en tout cas assez récente et elle est donc loin d'être une évidence. Elle n'apparut véritablement qu'à partir de la Révolution française et ne s'imposa que sous la Monarchie de Juillet. Jusqu'en 1789, le Royaume de France descendait plutôt du Franc Clovis et de son aïeul Pharamond, voire du Troyen Francion. N'allez pas imaginer que c'est une découverte qui a permis aux historiens de révéler aux Français leurs «véritables» ancêtres. En ce domaine, la recherche historique est plutôt guidée par des motivations idéologiques et politiques. Ce sont ainsi les représentants du Tiers État qui, à la Révolution, se sont tournés vers les Gaulois pour ancrer la légitimité de leur pouvoir face à une aristocratie et à une monarchie qui se réclamaient de la conquête franque. Mais quitte à voir ses origines chez les Gaulois, pourquoi faire du vaincu d'Alésia le premier de ses ancêtres? Pourquoi ne pas se tourner vers le Gaulois Brennus qui vers 390 avant J.-C. fit trembler Rome ? Comme nous l'explique André SIMON dans ce livre, c'est vraisemblablement parce que Vercingétorix -- salué pour le sacrifice qu'il fit de sa personne pour épargner les siens et dépeint comme plus noble que son vainqueur --  était plus à même d'offrir un mythe consolateur qui garantissait la résurrection du pays au moment des grands revers nationaux, notamment après la défaite de 1870. Revenir sur la constitution de ce grand mythe de la nation française permet ainsi de mieux saisir quels enjeux idéologiques ont présidé à l'écriture de l'histoire de France...
       Il fut un temps où certains historiens n'hésitaient pas à attribuer une origine troyenne à la monarchie française. La plus ancienne trace de cette théorie date du VIIe siècle et elle a connu sa plus grande audience au XVe et au XVIe siècles. Ce succès s'explique par deux raisons. D'une part, en mettant en avant une antiquité vénérable, cette théorie servait à renforcer la légitimité de la monarchie française dans les conflits récurrents avec l'Angleterre, et notamment elle servait à montrer que des provinces comme la Normandie et la Guyenne, revendiquées par les Anglais, faisaient partie intégrante du royaume. D'un autre côté, elle permettait aux humanistes français de se rattacher à des ancêtres prestigieux et ainsi de rivaliser avec les humanistes italiens qui prétendaient, quant à eux, descendre d'Énée. Mais cette théorie ne réussit pas à s'imposer pendant longtemps. Dès la fin du XVIe siècle elle fut régulièrement mise en cause et elle n'était pratiquement plus défendue au XVIIIe siècle.
       En revanche, l'idée que la monarchie française et l'aristocratie tiraient leur légitimité des invasions franques fut très répandue. Pour la majorité des historiens sous l'Ancien Régime, l'histoire de France débutait en 420, au moment de l'arrivée en Gaule du roi germain Pharamond; Clovis, cinquième roi en titre, n'étant que le premier roi chrétien. C'était alors toujours plus ou moins le même récit : les valeureux Francs avaient envahi la Gaule, l'avaient conquise et s'étaient partagé les terres des populations vaincues. De cette conquête datait la grande division sociale entre roturiers et nobles, et ces derniers tiraient argument du droit de conquête pour justifier leurs privilèges.
       Le seul sujet de discorde concernait la constitution « primitive » des tribus germaniques. Les historiens qui soutenaient la Monarchie avaient tendance à mettre en avant la soumission des guerriers francs à leur roi ; les historiens au service des revendications aristocratiques avaient au contraire tendance à souligner l'importance des libres assemblées de ces guerriers. S'appuyant sur le postulat qu'un gouvernement ne pouvait être légitime qu'à partir du moment où il respectait la constitution « primitive », la monarchie et l'aristocratie cherchaient en quelque sorte à légitimer leurs prétentions respectives par l'historiographie. Mais aucun courant de pensée sous l'Ancien Régime, ou presque, n'éprouvait le désir de s'identifier à un passé gaulois antérieur à la conquête. Même les voix qui s'étaient élevées avant 1789 contre les prérogatives d'un soi-disant droit de conquête ne l'avaient pas fait au nom du Gaulois, mais plutôt de l'homme comme principe abstrait.
       C'est avec la Révolution que les idées commencèrent à changer. Celle-ci étant vécue comme une revanche par certains représentants du Tiers État, la référence aux Gaulois devint un élément rhétorique capital dans leur combat contre l'aristocratie. Face à une noblesse qui se réclamait des tribus germaniques et défendait ses privilèges au nom d'un droit de conquête, ces représentants du Tiers État se mirent en effet à revendiquer leur ascendance gauloise afin de contester les prérogatives de l'aristocratie au nom de cette ascendance. Dans cette nouvelle vision de l'histoire, les nobles n'étaient en fin de compte que des étrangers qui avaient usurpé le pouvoir et, puisque les vaincus d'autrefois étaient devenus les plus forts, il n'y avait plus qu'à renvoyer ces descendants des Germains dans leurs forêts d'origine. L'expression « nos ancêtres les Gaulois » qui apparaît à cette époque sonne ainsi comme un défi dans les polémiques violentes des premières années de la Révolution.
       Sous Napoléon, l'expression perdit de sa virulence combative. La gloire militaire étant à l'ordre du jour, les historiens faisaient certes référence aux ancêtres gaulois en tant qu'illustres prédécesseurs des armées impériales : eux aussi, affirmait-on, avaient fait trembler le monde -- on pensait bien sûr à Brennus -- et ouvert une voie dont Napoléon représentait l'apothéose. Mais il n'était pas question de raviver l'ancienne polémique. D'ailleurs, la théorie des origines franques, qui n'avait pas disparu, ne se rattachait plus à une tradition aristocratique. En exaltant la bravoure et la loyauté des Francs, elle servait elle aussi à valoriser les origines de la France. Ainsi le patriotisme pouvait indifféremment s'inspirer des Gaulois ou des Francs sans que la préférence pour les uns ou les autres ait une quelconque signification politique. Souvent même, en insistant sur la fusion rapide des deux peuples, on répondait au voeu de l'Empereur de réconcilier l'ancienne et la nouvelle France.
       Mais avec la Restauration le débat s'enflamma de nouveau. Dès le retour des Bourbons, ultras et libéraux s'affrontèrent violemment comme deux races étrangères l'une à l'autre. À la noblesse qui réaffirmait ses anciennes prétentions et réclamait justice pour les descendants des conquérants spoliés par la révolte de l'ancienne population vaincue, les libéraux  répondaient qu'ils n'entendaient plus se laisser dominer par une race insolente qui les avait défaits au Ve siècle mais contre laquelle la Révolution marquait une juste revanche. Il fallut attendre la Révolution de Juillet (1830), et l'arrivée au pouvoir de l'opposition libérale, pour voir la querelle s'éteindre au profit des ancêtres gaulois. L'expression « nos ancêtres les Gaulois » allait alors fleurir dans tous les ouvrages scolaires où toutefois, dans un esprit de conciliation, l'accent était moins mis sur l'opposition des deux races que sur leur fusion [Note : Pour la premiere partie de ce compte rendu, nous nous sommes largement inspiré de l'article d'Henri Duranton : « "Nos ancêtres les Gaulois." Genèse et avatars d'un cliché historique» (Cahiers d'histoire, XIV, 1969, pp. 339-370).].
       Et Vercingétorix dans tout cela ? Il profita bien sûr de l'élévation des Gaulois au rang de grands ancêtres, mais avant la Restauration il ne semble pas qu'il ait particulièrement attiré l'attention, à quelques exceptions près. Les études que l'on entreprenait alors étaient davantage consacrées aux moeurs, aux druides et à la religion qu'aux grands personnages qui avaient marqué l'histoire de la Gaule. Et quand on se tournait vers ces grandes figures, celle de Brennus apparaissait toujours comme plus valorisante. Vercingétorix n'allait néanmoins pas rester longtemps à l'écart. D'abord, le récit de César ne lui était pas vraiment défavorable. Ne faisait-il pas de ce chef de la tribu des Arvernes un valeureux guerrier capable d'unifier l'ensemble des autres tribus gauloises derrière lui ? Et en lui attribuant des discours et des pensées, César lui avait donné en quelque sorte une épaisseur psychologique. Cela avait déjà été suffisant pour que certains historiens, notamment ceux qui avaient voulu valoriser l'image des Auvergnats, puissent reconnaître et exalter en lui un héros. Mais ce fut la situation politique des années 1814-15 qui joua un rôle fondamental pour l'incorporation de Vercingétorix à l'histoire de France.
       L'armée française avait été défaite et les Prussiens occupaient Paris. Forts de l'assimilation récente des Gaulois et des Français, des historiens se mirent alors à comparer cette situation à l'invasion romaine, et Vercingétorix devint naturellement un symbole de la lutte contre l'envahisseur. Sa reddition à César, loin de ternir son image, était paradoxalement un élément capital de son éclat. Si en effet la défaite d'Alésia n'avait pas empêché la France -- dont l'antique Gaule apparaissait comme la préfiguration -- de devenir une brillante nation, la chute de l'Empire en 1814 laissait présager aux patriotes un avenir tout aussi radieux. On se tournait donc vers le héros gaulois à la fois pour y trouver une consolation et pour exalter l'image de la patrie. C'est dans ces conditions que Vercingétorix commença vraiment à s'imposer comme le valeureux guerrier qui fit le sacrifice de sa personne pour sauver la patrie en danger. Et pour appuyer cette image, on n'hésitait pas à souligner que le vaincu s'était conduit plus héroïquement que son vainqueur.
       Cette image du chef gaulois allait connaître un tel succès que tous les partis allaient, vers le milieu du siècle, se l'approprier . En 1858, un fils de Louis-Philippe, c'est-à-dire un représentant d'une tradition qui avait toujours fait remonter la France aux Mérovingiens, avait même salué en Vercingétorix « le premier des Français ». Cette unanimité ne signifiait pas pour autant que ce dernier n'allait plus jouer de rôle dans la politique nationale.  Un peu avant la guerre de 1870, commençait effectivement à se mettre en place autour de sa figure toute une rhétorique de la patrie menacée, mais c'est la défaite et le désir de revanche qui allaient véritablement consacrer Vercingétorix comme un des plus grands héros de l'histoire de France. Une fois la secousse passée, on voit en effet l'édition de livres exaltant l'indépendance gauloise reprendre avec une force nouvelle. Cette fois-ci l'analogie avec Alésia était encore plus criante. Tout le monde y allait de sa comparaison, et Vercingétorix devint le symbole de la revanche, lui qui, soit dit en passant, ne l'avait jamais prise. Mais puisque, comme le dit un auteur de l'époque, « La Gaule meurtrie, abattue, couverte de sang par Jules César [s'était] relevée : la France se relèvera... »
       En tout cas, si la référence au chef arverne servait à focaliser l'anti-germanisme, elle fut également mise momentanément au service des protestations contre Rome. Jusqu'ici l'image des Romains avait été assez ambiguë puisqu'on reconnaissait souvent à ces ennemis de l'antique Gaule un rôle civilisateur. Les Gaulois avaient certes perdu leur indépendance et il fallait louer la bravoure dont fit preuve Vercingétorix dans la défense du pays, mais la domination romaine avait eu un rôle providentiel en permettant l'éclosion de la civilisation française. L'héritage latin n'était donc nullement mis en cause. Or, c'est justement cet héritage qui commençait à être rejeté par certains. D'abord, l'exacerbation du patriotisme poussait à ne se reconnaître que dans les seuls Gaulois. Ensuite, dénoncer le despotisme de César devenait autant une façon de s'en prendre à l'alliance de Rome avec l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie (Triplice, 1881) qu'une manière de critiquer la papauté ; critique qui devint courante avec le développement de l'anti-cléricalisme sous la IIIe République. Mais l'image de Rome, puisqu'elle incarnait des valeurs d'ordre et de discipline, restait néanmoins largement présente dans les manuels scolaires et la double filiation -- César et Vercingétorix -- fut inculquée aux petits Français : l'âme de la France se retrouvait dans l'antique Gaule et l'idée du sacrifice pour la patrie était incarnée par la figure de Vercingétorix; quant à Rome, elle représentait la civilisation et elle offrait le modèle de l'État nécessaire pour former les cadres de la nation. En tout cas, le Gaulois Brennus était définitivement oublié au profit du vaincu d'Alésia. Et le catéchisme républicain pouvait répéter inlassablement que si les défaites d'antan avaient été surmontées, les défaites présentes le seraient aussi. En Alésia, archétype de la défaite, la France éternelle puisait ainsi dans son premier défenseur, son premier martyr, la force d'affronter l'avenir...
       On pourrait continuer pendant longtemps à raconter les aléas et les récupérations de la figure de Vercingétorix. Car, comme le montre André Simon dans ce livre d'une grande richesse documentaire, la figure de Vercingétorix, plus ou moins associée à celle de Rome, a continué au XXe siècle à s'intégrer à l'imaginaire national. Elle alimenta aussi bien l'anti-germanisme durant la Première Guerre mondiale, que l'idéologie de la colonisation, ou encore la défense des valeurs patriotiques durant la Seconde Guerre mondiale, et ceci autant du côté des pétainistes que des résistants. Et si elle semble avoir un peu perdu de son caractère politique de nos jours, cette figure de Vercingétorix n'en continue pas moins à véhiculer une charge idéologique à travers la bande dessinée, et notamment avec la plus célèbre, Astérix. C'est toujours l'idée d'une France éternelle, défendue par un peuple valeureux dans lequel les Français peuvent se retrouver avec fierté, mais où Rome représente incontestablement la civilisation qui apporte avec elle le progrès. Ainsi va la mythologie...

Thomas Lepeltier, Revue de livres, juin 2000.

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