L’univers livresque
de Thomas Lepeltier
slingerland-drunk
Compte rendu du livre :
 
Drunk.
How we sipped, danced, and
stumbled our way to civilization
,
de Edward Slingerland,
Little, Brown Spark, 2021.

« Les gens aiment se masturber. Ils aiment aussi se saouler et manger des biscuits. » Ainsi commence le livre du philosophe et sinologue Edward Slingerland sur le rôle de l’ivresse dans le développement de la civilisation. Sa réflexion part d’un paradoxe. Être ivre ne semble pas spécialement avantageux du point de vue de l’évolution. L’alcool réduit nos capacités cognitives et motrices. Il entraîne des comportements erratiques et dangereux, a des effets délétères sur la santé et provoque des désordres sociaux, sans parler de risques récurrents de gueules de bois. Cependant, aussi loin que l’histoire et l’archéologie nous permettent de remonter, l’alcool semble occuper une place importante dans le fonctionnement des sociétés humaines. Manifestement, à la moindre occasion, les humains aiment se réunir pour s’enivrer. Comment donc expliquer, demande l’auteur, qu’une activité d’intoxication volontaire puisse être aussi centrale dans l’histoire humaine ?

À cette question, il existe deux réponses classiques. La première consiste à dire que la recherche d’ivresse n’est que le détournement d’une fonction vitale qui a mal tourné. Par exemple, le désir sexuel nous pousse à nous reproduire. À défaut de partenaire, il reste le plaisir solitaire. Même si ce dernier n’a aucun intérêt sur le plan évolutif, il n’empêche pas les humains de se reproduire, quand ils en ont la possibilité. Sa persistance s’explique donc aisément. N’en serait-il pas de même avec la recherche d’ivresse ? Si l’alcool stimule les mêmes centres du plaisir dans le cerveau que ceux qui servent à récompenser des actions utiles, on pourrait comprendre l’intérêt de nos lointains ancêtres pour des fruits légèrement fermentés. Manque de chance : les humains ont appris à fabriquer de la bière, du vin et même des alcools distillés. Le plaisir anodin serait ainsi devenu néfaste.

La seconde explication fait référence à la perte d’utilité d’une fonction. Par exemple, apprécier la nourriture grasse et sucrée nous fut très utile au cours de notre histoire évolutive lorsque l’abondance n’était pas à l’ordre du jour. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, mais le plaisir est resté. D’où notre tendance à manger trop gras et trop sucré. De la même manière, la légère quantité d’alcool (plus précisément d’éthanol) dans les fruits n’aurait-elle pas pu être appréciée parce qu’elle indiquait un aliment nourrissant ? Le problème est que, avec de l’alcool devenu abondant, cette appétence entraîne, entre autres, des problèmes de foie.

Au vu des dégâts causés par l’alcool, aucune de ces deux explications n’est toutefois satisfaisante selon l’auteur. À la place, il avance que l’ivresse a une véritable fonction évolutive. L’alcool aurait permis aux humains de devenir plus créatifs individuellement et collectivement, d’être plus confiants dans ce qu’ils entreprenaient, de faciliter la coopération avec des étrangers et, finalement, « de vivre comme des insectes sociaux, en dépit de [leur] nature d’hominidé ». Bref, sans alcool, pas de civilisation. Pour défendre sa thèse, l’auteur s’appuie sur la génétique, les sciences cognitives, la psychologie sociale, l’histoire, l’anthropologie et même la littérature. À chaque fois, il montre comment les effets de l’alcool sur le cerveau, sur les comportements individuels et sur la société sont globalement des facteurs à la fois de créativité et de cohésion. Au bout du compte, malgré ses conséquences parfois néfastes, nous devrions donc quand même plutôt célébrer l’alcool que le décrier. À la vôtre !

Thomas Lepeltier,
Sciences Humaines, 342, décembre 2021.


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