Compte rendu du livre :
Anthropologie naïve, Anthropologie savante.
De l'origine de l'Homme, de l'imagination et des idées reçues,de Wiktor Stoczkowski
CNRS Éditions (Empreintes de l'homme), 1994.Nombreux sont ceux qui croient encore que les hommes préhistoriques vivaient dans des cavernes. Il faut savoir que cette idée remonte au moins à l'Antiquité et ne doit rien aux fouilles archéologiques. Elle est le pur fruit de la spéculation des hommes s'interrogeant sur leur origine. Certes, on a bien trouvé depuis lors des restes de campements humains dans des grottes, mais on en a trouvé aussi dans bien d'autres endroits. C'est pourquoi les anthropologues actuels n'attribuent plus aux premiers hommes un tel lieu d'habitation. Ont-ils pour autant réussi, d'une manière générale, à se dégager des idées reçues véhiculées par une imagerie fort ancienne
? Y a-t-il d'un côté une anthropologie naïve, s'exprimant dans les mythes ou dans les spéculations des philosophes, et de l'autre une anthropologie scientifique qui s'appuierait sur des vestiges fossiles pour construire le scénario de l'hominisation ? On pourrait le penser. Mais pour Wiktor Stoczkowski, qui passe en revue le travail des anthropologues dans ce livre passionnant, il est clair qu'il y a continuité de l'une à l'autre. Il constate en effet que la plupart des scénarios actuels de l'anthropogenèse reconduisent inconsciemment les idées qui, de l'Antiquité au XVIIIe siècle -- c'est-à-dire avant que des fouilles systématiques ne soient entreprises --, avaient alimenté les spéculations sur ce sujet. Les anthropologues ne feraient donc pas preuve d'innovation. Sous couvert de découvertes scientifiques, ils ne feraient que nous ressortir un ensemble d'idées reçues.
Rappelons pour commencer que l'assimilation des premiers hommes à des animaux ne date pas de Darwin. Chez les philosophes de l'Antiquité, il était assez largement admis que nous avions pour ancêtre une créature bestiale, mais l'animalité de celle-ci ne se définissait que par l'absence de culture (absence de religion, de lois, de vêtements, du feu...). Toutefois, il fallut attendre la seconde moitié du XVIIIe siècle pour qu'apparaisse explicitement l'idée que nos ancêtres se rapprochaient aussi des animaux par leur anatomie: ils ne vivaient pas seulement comme des animaux, ils étaient de véritables animaux. L'ancêtre de l'homme se voyait même assez souvent affublé des caractéristiques anatomiques des grands singes. Darwin quant à lui affirma explicitement, dans le cadre d'une théorie générale de l'évolution des espèces, que les hommes et les grands singes avaient un ancêtre commun.
Dès le moment où l'idée de transformation fut étendue de la culture à la biologie, les scénarios de l'anthropogenèse ne pouvaient plus se contenter d'expliquer le développement de traits culturels. Il fallait aussi expliquer l'acquisition d'attributs anatomiques censés caractériser l'homme moderne. Pour définir ces traits distinctifs, les philosophes du XVIIIe et les anthropologues du XIXe reprirent globalement les attributs qui étaient auparavant censés appartenir à l'essence intemporelle de l'homme: la station verticale, la bipédie, l'utilisation d'outils, etc... Les anthropologues modernes se sont contentés d'y ajouter quelques attributs (incisives réduites, molaires larges, etc...).
Wiktor Stoczkowski se permet de douter de la pertinence de la plupart de ces traits distinctifs puisqu'ils se retrouvent à des degrés divers dans le règne animal (le pingouin est bipède, les grands singes utilisent des outils, etc...). Mais surtout il constate que si jusqu'au XIXe siècle on pouvait librement, sans risque d'être contredit par des données empiriques, imaginer les causes de la transformation de notre ancêtre, la plupart des scénarios envisagés reproduisaient toutefois le même schéma et véhiculaient les mêmes images. À la base de toute explication régnait en effet l'idée que les nécessités vitales (se nourrir, se protéger du froid, se défendre...) avaient joué le rôle déterminant dans les transformations de l'ancêtre de l'homme. Par exemple, on affirmait que c'était en raison de leur faiblesse que des créatures démunies de protection et d'armes naturelles (pelage, griffes...), comme étaient censés être les premiers hommes, avaient dû se confectionner des vêtements et se construire des armes pour se protéger des rigueurs de l'hiver et de la menace des prédateurs. De cette réponse à la nécessité serait né l'homme moderne. Or, ce schéma s'appuyant sur l'idée que la nécessité est la mère de l'innovation est loin d'être le seul envisageable puisque que l'on constate tous les jours que l'innovation peut aussi être la source du besoin. Cette alternative ne fut pourtant jamais envisagée.
Tous les scénarios de l'anthropogenèse se trouvaient donc réduits à expliquer la transformation de l'homme par un changement du milieu dans lequel il vivait. Pourquoi en effet l'homme se serait-il transformé s'il avait trouvé sans difficulté dans son environnement tout ce dont il avait besoin? Wiktor Stoczkowski montre ainsi que presque tous les scénarios envisagent le moment clé de l'anthropogenèse comme le passage d'une époque d'abondance à une époque de disette, ou d'un milieu hospitalier à un milieu hostile. C'est Jupiter qui fait disparaître une nature hospitalière pour tirer l'humanité de l'engourdissement et la pousser à développer les arts (la fin de l'Age d'or chez Ovide et Virgile). C'est le Dieu de la Genèse qui chasse le premier couple du Jardin d'Éden sur une terre où il devra subvenir avec peine à ses besoins. Enfin, c'est une dégradation des conditions météorologiques, dans les scénarios des philosophes, qui rend la vie difficile aux premiers hommes et les pousse à faire preuve d'innovation. Que ce soit dans le mythe ou dans les spéculations des philosophes, le schéma est le même. Et le plus étonnant est, d'après Wiktor Stoczkowski, qu'en dépit du fort développement de la recherche en paléoanthropologie depuis le XIXe siècle, ce schéma est encore de nos jours pratiquement le seul utilisé.
Regardons cela de plus près. La plupart des scénarios récents de l'anthropogenèse considèrent que les premiers hominidés sont apparus en Afrique de l'Est à l'issue d'importants changements climatiques et écologiques qui auraient entraîné l'expansion des milieux ouverts au détriment des forêts. Admettons que les fouilles s'accordent avec une telle description des circonstances de la genèse des premiers hommes. Mais la plupart des paléoanthropologues en déduisent ensuite que les forêts où vécut l'ancêtre de l'homme étaient riches en ressources végétales et le mettaient à l'abri des prédateurs, alors que la savane était aride et dangereuse. Autant le premier milieu est considéré comme hospitalier et se voit doté des attributs paradisiaques (abondance de nourriture, absence de prédateurs et régime végétarien), autant le nouveau milieu est jugé hostile (rareté de la nourriture, nécessité de la chasse, menace des prédateurs). Les anthropologues affirment alors que pour survivre, il était désormais nécessaire de manger de la viande puisque les végétaux faisaient défaut, de chasser au lieu de cueillir, de se redresser sur ses deux pieds pour poursuivre les proies ou pour guetter l'arrivée des prédateurs plus menaçants dans un terrain ouvert. Il était aussi nécessaire de confectionner des outils, de coopérer et de communiquer pour mieux se défendre ou pour mieux chasser. C'est ainsi, en passant d'une vie facile à une vie rude, que l'homme aurait forgé sa spécificité anatomique et culturelle.
Pour Wiktor Stoczkowski, il est clair que ce scénario, largement admis actuellement, ne s'accorde pas aux données empiriques, mais reproduit tout simplement le schéma classique de l'anthropogenèse avec sa vision d'un passage d'une nature paradisiaque (Éden, Age d'or...) à une nature déchue. D'abord, la forêt n'ayant pas complètement disparu, rien n'explique pourquoi l'ancêtre de l'homme dut se mettre à vivre intégralement dans la savane. Ensuite, rien ne confirme l'image bucolique de la forêt primordiale ou l'image d'une savane inhospitalière. Par exemple, si l'on assimile les caractères de notre ancêtre à ceux des grands primates d'aujourd'hui -- ce que font indûment les scénarios modernes --, les observations éthologiques actuelles permettent de supposer que notre ancêtre a eu la possibilité de se nourrir dans la savane de nourriture végétale puisque certains primates actuels le peuvent. De plus, même si nous admettons que notre ancêtre s'est métamorphosé de végétarien en carnivore -- ce qui reste à justifier --, il ne faut pas oublier que la chasse n'est pas le seul moyen de se procurer de la viande; le charognage en est un autre. Quant au danger que représenterait la savane, il faut savoir qu'un léopard attaquant par surprise dans la forêt peut être aussi dangereux qu'un lion dans un lieu ouvert. En ce qui concerne les outils, on a souvent imaginé qu'ils avaient d'abord dû être des armes (par exemple, un bout de bois, une pierre pour se défendre ou pour attaquer). Pourtant les chimpanzés utilisent les outils plutôt pour briser des noix que des têtes.
Face à cette pensée anthropologique reproduisant invariablement un schéma qui attribue aux seules contraintes matérielles le processus d'hominisation, Wiktor Stoczkowski n'a pas de mal à rappeler que la moindre étude ethnologique montre les humains empêtrés dans un amas de conventions arbitraires que leur impose leur société. Or souvent ces conventions vont à l'encontre justement de la logique des contraintes matérielles. Il rappelle aussi que les ethologues ont observé que des activités dénuées de toute utilité pratique pouvaient se développer dans des sociétés de primates et jouer un rôle non négligeable dans leur organisation. Il n'y a donc aucune raison de croire que le schéma de l'hominisation repris depuis des siècles soit le seul possible.
Quant à l'utilisation de la théorie darwinienne dans les scénarios de l'hominisation, Wiktor Stoczkowski remarque qu'elle n'a pas été l'occasion pour la pensée anthropologique de se dégager de l'approche classique. De toute façon, peu de scénarios modernes font explicitement référence à cette théorie. Beaucoup se contentent d'utiliser le vieux schéma lamarckien où le besoin crée l'organe. C'est ainsi, par exemple, qu'on considère qu'il était nécessaire à l'homme de marcher sur ses deux jambes pour fuir plus efficacement les prédateurs et qu'il est, pour cette raison, devenu bipède. Quant à ceux qui font référence à Darwin, Wiktor Stoczkowski remarque que la plupart du temps ils se contentent d'ajouter à ce schéma explicatif de l'anthropologie naïve la référence à la notion de sélection naturelle mais sans rien changer sur le fond. Par exemple, on ne dit plus que l'homme se mit à marcher parce qu'il en avait besoin pour fuir plus rapidement, mais on dit que la sélection naturelle favorisa la bipédie puisqu'elle permettait une fuite plus rapide. Les mots ont changé, pas le schéma. C'est toujours l'utilité pour la survie qui constitue le moteur de l'évolution.
Wiktor Stoczkowski s'étonne de voir les idées reçues s'intégrer aussi facilement au darwinisme. Dans tous les cas, il adresse principalement deux critiques à ceux qui y font référence. D'abord, dans la plupart des scénarios, l'entité soumise au changement évolutif est presque toujours envisagée comme un caractère séparable des autres caractères. Par exemple, le développement de la bipédie est presque toujours expliqué en lui-même sans être rattaché à une évolution plus globale, ni envisagé comme la conséquence d'une sélection pour des raisons indépendantes de la locomotion. Ensuite, presque tous les scénarios rattachent l'origine d'un nouveau caractère à son utilité. Et comme dans les scénarios classiques, c'est toujours la survie et la recherche de nourriture qui sont tenues pour les occupations majeures de l'ancêtre de l'homme. Cela est possible mais, aux yeux de Wiktor Stoczkowski, répéter toujours la même histoire sans la mettre à l'épreuve des faits n'est pas faire oeuvre scientifique.
Les théories modernes de l'hominisation ne feraient donc que reproduire de vieilles spéculations sur l'origine de l'homme, sans apporter suffisamment de données empiriques à l'appui de leurs thèses. C'est du moins ce qui ressort de la lecture de ce livre très stimulant qui décortique tous les types d'explications avancés par la pensée anthropologique mais dont nous n'avons pu faire ici qu'un survol trop rapide. Toutefois, Wiktor Stoczkowski ne dit pas que tout ce que les théories modernes avancent est faux. Il reconnaît même que, en dehors de quelques points de détail, elles pourraient tout à fait rendre compte de l'hominisation. Mais en proposant un schéma alternatif à la plupart des explications des anthropologues, en montrant qu'elles reproduisent un ensemble d'idées reçues et en soulignant l'absence de confirmation empirique, Wiktor Stoczkowski nous invite à les regarder avec circonspection. La pensée naïve n'est pas forcément fausse, mais elle peut difficilement être digne de confiance. Ce travail extrêmement novateur a donc le grand mérite d'éveiller notre esprit critique à propos des scénarios modernes de l'origine de l'homme.Thomas Lepeltier, Revue de livres, janvier 1999.
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