Compte rendu du livre :

Des Dons et des dieux.
Anthropologie religieuse et sociologie comparative
,

d'Alain Testart,

Armand Colin (U-Anthropologie), 1993.

       Comment définir la notion de religion ? Quelles en sont les formes ou les expressions les plus fondamentales ? Répondre à ces questions en faisant référence à l'idée d'un ou de plusieurs dieux serait, puisqu'il existe des religions sans dieux, prendre pour un trait universel ce qui n'est que relatif à telle ou telle religion. Définir la religion simplement par la notion de culte reviendrait au même puisqu'il existe des religions où on n'élève pas de temple, où on ne fait pas d'offrandes ni de sacrifices, pas plus que l'on n'adresse des prières. Ces difficultés traduisant la complexité de la notion de religion n'ont pas échappé à certains ethnologues qui, plutôt que de définir la religion en elle-même, essayent de penser les « pratiques religieuses » en relation avec les institutions sociales dans lesquelles elles s'inscrivent. Et comme le montre Alain Testart dans ce livre subtil, il est très éclairant de voir le jeu de miroirs qui peut s'établir entre les unes et les autres, au point qu'à un type de structure sociale peut correspondre parfaitement un type de religion, et réciproquement. Son étude porte sur les aborigènes d'Australie, sur les Indiens de la côte nord-ouest ainsi que des plaines de l'Amérique du Nord, et sur certaines tribus du sud-est asiatique. Pour tous ces peuples, il met en parallèle les pratiques religieuses avec les différentes manières dont s'articulent les notions de don, d'offrande ou d'échange. Et les correspondances sont à ce point surprenantes qu'on en vient à se demander si, chez nous aussi, les comportements sociaux les plus anodins ne feraient pas écho à des pratiques religieuses plus ou moins conscientes...
       Une fois averti des difficultés qu'il y a à définir la notion de religion, il faut toutefois reconnaître la nécessité de partir d'une définition minimale, quitte à en montrer ensuite les limites. Peut-on pour autant se contenter de dire qu'une religion se caractérise par un ensemble de croyances et de rites ? Cela paraît difficile puisque, par exemple, une poignée de main est un rituel, sans être un acte religieux. Il faut donc être plus précis. Aussi Alain Testart commence-t-il par dire qu'une religion est un ensemble organisé de rites et de croyances fondés sur un principe spécifique d'efficacité : rien n'est effectivement attendu d'une poignée de main au-delà des effets qui régissent le monde quotidien (reconnaissance, réconfort), alors que la transsubstantiation qui change le pain et le vin en corps et en sang du Christ fait appel à une intervention divine qui se produit suivant une causalité inhabituelle. On pourrait objecter que cette définition est circulaire puisque la religion y est définie par un principe d'efficacité spécifiquement religieux. Effectivement, reconnaît Alain Testart, mais il estime aussi qu'une telle caractérisation est nécessaire pour aborder, si ce n'est la notion de dieu, du moins la notion de sacrifice.
       Malgré toute la diversité de leurs manifestations, on peut dire que les dieux ont en commun, à défaut de l'immortalité puisque certains peuvent mourir, cette capacité à jouir d'une vie incomparablement plus longue que celle des hommes. Mais surtout, les dieux ont pour spécificité à la fois de n'apparaître que dans une structure hiérarchique qui les place au-dessus des hommes et de détenir une puissance sans commune mesure avec celle dont peuvent disposer ces derniers. Quant au sacrifice, c'est un rituel violent où un animal, voire un homme, est tué puis offert à un dieu, ou du moins à un esprit. Sacrifice qui s'inscrit toujours dans une vision d'un monde hiérarchisé duquel les hommes attendent quelque bénéfice en retour. Or, ces simples considérations permettent d'affirmer que pour les aborigènes d'Australie, il n'y a ni dieu ni sacrifice, pas plus qu'il n'y a d'offrande et de prière : pas de dieu et de sacrifice parce que l'on ne trouve ni être supérieur ni rituel violent où l'on offrirait la vie d'un animal ; pas d'offrande ni de prière puisque d'une manière générale on n'offre rien et on ne demande rien.
       Si pour les aborigènes d'Australie tout -- c'est-à-dire les rivières, les rochers, les animaux, les interdits, les rites, etc. -- vient du « Temps du rêve », il n'y a pas à proprement parler de créateur. Les êtres du Temps du Rêve -- que rien ne différencie des hommes ou des animaux, si ce n'est qu'ils sont les êtres du Temps du Rêve -- ont bien joué un rôle dans la mise en place des choses, mais ils ne les ont pas créées, tout au plus organisées. C'est, par exemple, un monstrueux crocodile qui, en fuyant devant un puissant héros, creusa profondément le sol en sa course folle et traça ainsi le lit d'une rivière. Quant à la vie des êtres du Temps du Rêve, elle ressemble à s'y méprendre à celle des hommes. Le monde du Temps du Rêve est comme un double du monde actuel, sauf que par leurs actions les êtres du Temps du Rêve ont petit à petit organisé ce dernier, comme dans l'exemple de la rivière ci-dessus. On pourrait objecter que les dieux grecs, par exemple, ressemblent eux aussi aux humains. Il existe toutefois une différence importante qui montre que les êtres du Temps du Rêve ne sont pas des dieux. C'est tout simplement le fait que ces êtres passent le plus clair de leur temps à faire des cérémonies. Or, cela n'aurait aucun sens pour les dieux grecs puisque c'est justement aux hommes de faire des cérémonies en leur honneur. Sans parler du fait que les dieux grecs sont des êtres d'une nature différente de celle des humains, ce qui n'est pas le cas des êtres du Temps du Rêve. Quant à savoir ce que sont devenus les êtres du Temps du Rêve, il faut se rendre à l'évidence qu'ils ont disparu : la durée de leur existence était limitée à celle du Temps du Rêve. De leur présence ne subsistent que les objets sacrés qu'ils utilisaient comme source de toute efficacité et qui ont gardé dans ce monde-ci la même fonction.
       On comprend maintenant pourquoi il ne peut y avoir chez les aborigènes d'Australie de sacrifice, d'offrande ou de prière. Si leurs rites sont souvent sanglants, ce ne sont pas pour autant des sacrifices : c'est que là où, ailleurs, les sacrifiants font couler le sang de leurs victimes, les aborigènes d'Australie font couler le leur. Le monde n'étant organisé suivant aucune stratification et les hommes n'étant pas déclarés inférieurs à une classe d'êtres que l'on appelle, en d'autres endroits, des dieux, les aborigènes d'Australie n'ont personne à qui offrir de victime. Ni d'ailleurs à qui adresser des prières ou des remerciements, ni à qui demander pardon. Réciproquement, les être du Temps du rêve qui appartiennent au passé ne s'adressent pas aux humains : ils ne leur délivrent ni oracles, ni messages, et il n'existe pas de rite divinatoire qui viserait à interpréter leurs volontés. À travers ces rites, les aborigènes ne cherchent donc pas à établir une communication avec ces êtres du Temps du Rêve, mais à s'identifier à eux et à imiter leurs actions.
       Maintenant, si on quitte la sphère religieuse, on peut remarquer que la société des aborigènes d'Australie ne se fonde ni sur le don ni sur l'échange. Il faut bien comprendre que le don ne se réduit pas au simple fait de donner. Si je suis obligé de vous donner quelque chose et que vous êtes obligé de me rendre à votre tour quelque chose, il n'y a pas à proprement parler de don. Le don suppose la liberté de celui qui donne, comme celle de celui qui reçoit ; ce dernier doit pouvoir refuser ou éventuellement décider de donner en retour. De surcroît, le don peut créer de la hiérarchie en faisant du donateur un supérieur et du donataire un inférieur -- du moins dans les sociétés où il est un phénomène central. Il peut aussi entretenir cette hiérarchie puisqu'il suffit que le supérieur donne pour confirmer sa position. Il peut tout autant menacer la hiérarchie existante et contribuer à la remanier quand celui qui était précédemment tenu pour inférieur trouve plus à donner que celui qui était auparavant regardé comme supérieur. D'où l'intérêt qu'il peut y avoir à donner, mais aussi à rendre. Mais surtout, le don, en honorant celui qui donne et celui qui reçoit, crée de la hiérarchie en abaissant ceux qui restent en dehors de l'échange.
       Or, aucune pratique de don n'apparaît en Australie. Si les aborigènes d'Australie, qui ne pratiquent ni élevage ni agriculture et qui vivent exclusivement de cueillette et de chasse, partagent par exemple le produit de cette dernière, celui-ci n'est à proprement parler jamais offert. Tout simplement parce que celui ou ceux qui le rapportent au camp n'ont aucun droit à faire valoir dessus. Il arrive même que le chasseur qui a déposé son gibier pour qu'il soit distribué n'en reçoive aucune part. C'est que, par rapport au droit que le chasseur pourrait faire valoir sur la bête qu'il a attrapée, le droit des « autres » prime toujours. Les « autres » étant ici définis de manière très précise. C'est en effet toute la classe parentale à laquelle appartient le chasseur qui ne dispose pas de l'animal et qui ne peut même pas le distribuer ; droits qui reviennent en revanche aux membres d'une autre classe parentale. Notons toutefois que par le jeu de la réciprocité le chasseur australien pourra bénéficier, un autre jour, en tant que non-chasseur, de la distribution d'un gibier abattu par un chasseur appartenant à une autre classe parentale.
       Outre que tout ici relève d'obligation, il n'y a nulle trace d'un quelconque prestige qui récompenserait le bon chasseur. Absence de liberté et de prestige qui témoigne bien de l'absence de don. Mais si ce n'est pas par générosité, ni pour en retirer un avantage matériel ou moral, pourquoi le chasseur australien abandonne-t-il son gibier entre les mains des autres ? La réponse se trouve dans les rapports de parenté qui l'enserrent de toutes parts et qui le rendent dépendant des autres. C'est qu'en Australie, entre deux individus quelconques, il existe toujours un lien de parenté et il n'est pas d'activité sociale qui ne soit régie par cette parenté. Or être parent c'est toujours être, d'une certaine façon, dépendant. Les parents sont liés entre eux en effet par une série de droits mais aussi et surtout par une série de devoirs. Si cela est vrai ailleurs, la spécificité de l'Australie réside dans le fait que cette dépendance « parentale » s'étend à tous les individus et à tous les aspects de la vie sociale. Et la coutume qui veut que le chasseur abandonne son gibier à une classe de parents ne fait rien d'autre que s'inscrire dans cette loi générale.
       Il en va de même pour les lois du mariage. Chez les aborigènes d'Australie et contrairement à ce qui peut exister ailleurs, où on peut voir les hommes « donner » les femmes en mariage, il ne saurait être question en ce domaine ni d'échange, ni d'alliance. Tout simplement parce qu'il faudrait que certaines personnes (frères, oncles...) aient des droits sur ces femmes à marier et qu'ils puissent entreprendre des transactions dans ce but. Or, toute négociation de cette sorte est impossible puisque les femmes sont promises en mariage dès leur plus tendre enfance, voire même avant leur naissance, et cela suivant des règles très strictes liées aux rapports de parenté. Alors que tout échange de femmes suppose un minimum de changement dans les liens de parenté, le mariage chez les aborigènes d'Australie s'inscrit  dans un cadre inamovible et ne modifie donc en rien ces rapports de parenté ; il ne fait qu'actualiser des potentialités déjà inscrites dans le système sans le modifier.
       Si maintenant on passe sur le continent Nord-Américain, et plus exactement au Nord-Ouest de ce continent, on se trouve dans un univers religieux complètement différent. D'abord, les Indiens adressent des prières ou des remerciements à des esprits ou à des êtres surnaturels qui ont pris une forme animale. Par exemple, considérant que les saumons s'offrent eux-mêmes aux pêcheurs, beaucoup d'Indiens les remercient pour ce don et prient pour qu'ils persévèrent dans cette bonne volonté. C'est là une chose très importante, car l'efficacité de la pêche dépend de cette faveur de l'esprit et pas seulement de l'efficacité du pêcheur. Ensuite, en contrepartie, les Indiens peuvent leur donner un peu d'eau fraîche, ce dont ils sont supposés manquer lorsqu'ils sont dans l'Océan, mais ils peuvent aussi leur donner un peu de duvet d'aigle ou des morceaux de cèdre rouge ; plus qu'une offrande, c'est là une façon d'être accueillant et prévenant. Ainsi, à la différence de l'Australie, où il n'existe nul échange entre les hommes et des êtres que l'on appelle ailleurs surnaturels, voire des dieux, dans cette partie de l'Amérique, la religion se construit au contraire autour d'un échange entre d'un côté des êtres surnaturels qui prennent une forme animale et qui se donnent aux humains, et de l'autre ces mêmes humains qui à défaut de faire des offrandes aux premiers les honorent au moins de leur respect.
       Il faut bien faire attention qu'il est ici question de don et non d'obligation puisque, dans cet échange, les Indiens ne sont pas obligés de rendre quelque chose. Cela est d'autant plus clair quand on sait que les animaux ne se contentent pas de se donner à manger aux humains, mais peuvent aussi s'offrir à certains d'entre eux pour devenir leurs protecteurs et pour leur conférer des pouvoirs extraordinaires -- ces animaux deviennent ainsi leurs « guardian spirits » --, et qu'il arrive pourtant aux Indiens, même dans ces conditions, de ne jamais les prier, voire même d'exiger que ces protecteurs remplissent les promesses qu'ils leur ont faites. Ce qui montre qu'on est bien en présence d'un don fait par ces esprits aux humains avec toute la liberté qu'il implique. Qui plus est, sachant que les humains peuvent jouer des tours à ces esprits protecteurs, il apparaît clairement que si ces derniers sont supérieurs aux humains en tant qu'êtres protecteurs, ils ne surplombent toutefois pas l'humanité pour l'écraser de toute leur superbe. À la différence, par exemple, de l'opposition des hommes et des dieux dans la mythologie grecque, l'opposition en Amérique entre le monde des humains et celui des esprits ne confère donc pas à ces derniers le statut de dieux.
       Or, en dehors de la sphère religieuse, le don est aussi au coeur de ces sociétés amérindiennes. Si ce sont des sociétés dans lesquelles la richesse compte, car on y parle de pauvres et de riches, l'estime dont jouit un homme dépend avant tout de sa bravoure à la guerre et de sa générosité. En s'en tenant à ce deuxième facteur, on peut même dire que ce qui compte, c'est-à-dire ce qui est source de prestige et ce qui permet d'assurer une position influente, ce n'est pas ce que l'on a, mais ce que l'on donne. Cela est à ce point vrai que des chefs éminents peuvent souvent être très pauvres car ils ont tout donné ce qu'ils possédaient. Cette capacité du don à créer de la hiérarchie, à faire et parfois à défaire les chefs, implique bien sûr que le don soit vu et connu de tous ; ce qui explique que tout don peut donner lieu à des fêtes somptueuses. Et, point important, si le don élève celui qui donne, ce n'est pas pour autant qu'il abaisse celui qui reçoit. Même plus, le don honore celui qui donne comme celui qui reçoit. Seuls ceux qui assistent de l'extérieur à la façon dont deux partenaires s'honorent par des cadeaux n'en tirent aucun bénéfice. Autrement, si le récipiendaire était abaissé par le don qu'il recevait, il serait incité à rendre, il se sentirait obligé ; ce ne serait donc pas un don à proprement parler. Et pour abonder en ce sens, disons que ce qui montre encore qu'il n'y a pas d'obligation de rendre, outre le fait qu'il existe des chefs qui soient pauvres -- ils ne le seraient pas si on leur avait rendu ce qu'ils ont donné pour être chefs --, c'est le fait que les Indiens donnent aux pauvres sans rien en attendre en retour, si ce n'est du prestige. Ailleurs dans le monde, dans certaines tribus du Sud-Est asiatique par exemple, les pauvres doivent rendre et, à défaut de rendre des biens, doivent rendre des services et payer de leur personne : ils sont en quelque sorte endettés et deviennent dépendants. Ici, dans cette région de l'Amérique, il y a des pauvres mais pas de dépendants : ce qui montre que nous sommes bien dans l'univers du don.
       Pour comprendre cette dernière différence, regardons justement ce qui se passe du côté des tribus montagnardes du Sud-Est asiatique (tribus qui vivent aux marges des grands royaumes thaï, birman...). Nous nous retrouvons encore une fois dans un monde complètement différent. Ici, le sacrifice est pratiqué, il est même au centre de la vie rituelle, et l'animal sacrificiel par excellence est le buffle. Or, d'une manière générale, il n'y a pas d'autel -- table ou tertre artificiel -- pour déposer l'offrande, c'est-à-dire qu'il n'y a rien où déposer la part sacrificielle réservée aux dieux ou aux esprits, comme cela se fait par exemple dans le rite grec ou hébreu. Particularité qui correspond au fait qu'il n'y a pas de partage entre ce qui revient aux hommes et ce qui revient aux dieux (comme entre la chair et le sang dans le judaïsme ancien, ou entre les chairs rouges d'un côté et les os et les graisses blanches de l'autre dans l'hellénisme ancien). Pas de partage, mais un ordre de préséance, puisque les esprits sont supposés se servir en premier et les hommes ensuite. Or, qui disait partage, disait aussi opposition de nature entre ceux qui offraient le sacrifice et ceux à qui il était offert. D'où, ici, dans les tribus du Sud-Est asiatique, une absence de partage reflétant l'idée qu'il n'y a pas de différence de nature irréductible entre les hommes et les esprits. Ce qui est compréhensible d'ailleurs puisque les uns se transforment en les autres et réciproquement, comme lorsqu'un esprit se réincarne en humain ou lorsqu'un défunt devient ancêtre.
       Ces esprits sont innombrables. Ils habitent partout : dans la montagne, dans la forêt, dans les maisons, dans le riz, etc. Mais ils ne sont jamais identifiés à des animaux. Pour une raison simple : l'animalité y est synonyme d'infériorité et de dépendance. En Amérique aussi, les esprits n'étaient pas, à proprement parler, des animaux, puisque l'animalité n'était qu'une des formes que revêtaient les esprits aux yeux des humains, mais la nature des esprits et des hommes n'en était pas moins différente. En revanche, le monde des esprits asiatiques se trouve être plutôt en continuité avec celui des hommes, puisque ces derniers, après leur mort, deviennent des esprits ancestraux, présents aux côtés des autres esprits, esprits du riz, du ciel, de la terre, etc. Or dans ces tribus, et c'est là un point très important, un ancêtre est quelqu'un dont on dépend, c'est quelqu'un à qui nous devons quelque chose. Naître, c'est contracter une dette envers un ancêtre. Nous sommes là à mille lieues de l'Amérique. Là bas, il n'y avait pas de culte des Ancêtres et en ce qui concernait les dons que pouvaient faire les « guardian spirits », l'homme n'avait rien à rendre : nous étions dans l'univers du don, du don libre et gratuit qui n'obligeait pas. En Asie du Sud-Est, en revanche, rien ne se donne contre rien et, dans le sacrifice, l'homme ne fait que rendre aux esprits ce qui leur est dû.
       Or, dès que l'on se tourne vers la société, c'est aussi la notion de dette qui apparaît comme fondamentale. Prenez l'exemple du mariage. Un homme prend une femme pour épouse, le voilà débiteur de ses beaux-parents. Et ce n'est pas une dette « pour rire », c'est une obligation contraignante : pour la solder, les créanciers, parfois, n'hésitent pas à recourir à la force. Dans d'autres circonstances, celui qui ne peut pas payer devient endetté à vie, ce qui veut dire ici qu'il devient un esclave, puisque la sanction d'une dette insolvable est bien la réduction en esclavage. L'époux doit ainsi quitter son domaine, s'installer sur les terres de ses beaux-parents, se mettre à leur service, travailler pour eux et accepter leur domination. De la même manière, lorsqu'un homme est trop pauvre pour payer le prix d'une fiancée, il peut avoir la possibilité de se faire l'esclave de quelque notable local. Comme contrepartie de ce qu'il a fourni alors comme complément du prix de la fiancée, ce dernier possède sur son nouveau dépendant des droits exorbitants. En bref, épouser une femme, c'est contracter une dette, et tout endetté, aussi libre soit-il, est un esclave potentiel.
       Ce sont donc trois surprenantes analogies qui nous sont proposées dans ce livre qui est, il faut l'avouer, construit sur des analyses bien plus détaillées que notre esquisse ne pourrait le laisser penser. En tout cas, il ressort clairement qu'en Asie du Sud-Est, on contracte des dettes pour l'acquisition des femmes, et que dans la religion on s'acquitte aussi de dettes vis-à-vis des ancêtres en leur offrant des sacrifices. En revanche, dans les sociétés des Plaines et de la Côte Nord-Ouest de l'Amérique on donne des choses pour se faire valoir, et dans la religion les esprits donnent des animaux ou des pouvoirs aux hommes. Enfin, chez les aborigènes d'Australie, on ne donne rien, ni dans la société, ni dans religion où d'ailleurs il n'existe aucun être surnaturel susceptible de recevoir ou de donner. Trois situations, donc, où ce qui structure la société est aussi ce qui structure la religion, du moins pour ce qui concerne les dons et les offrandes.
       Il serait téméraire de conclure que d'une manière générale la forme de la religion est partout identique à la forme de la société, car comme le souligne Alain Testart il faudrait avant cela pousser plus loin l'analyse et multiplier les exemples. On ne peut toutefois s'empêcher de réfléchir sur les implications d'une telle idée. Sachant qu'une religion peut se définir sans référence à des dieux, à des cultes ou à un credo, et en supposant maintenant qu'à un type de transfert économique corresponde toujours un type de pratique religieuse, ne faudrait-il pas reconnaître que, par-delà l'opposition usuelle entre croyants et non-croyants, les sociétés occidentales auraient inventé, avec leur modernité, une nouvelle religion ?

Thomas Lepeltier, Revue de livres, décembre 2000.

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