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Compte rendu du livre :

Science, politique et gnose,

d'Eric Voegelin,

Traduit de l'allemand par Marc de Launay,
Bayard, 2004.

      Suffit-il d'être athée pour penser et agir indépendamment de toute religion ? Suffit-il de rejeter tout credo d'ordre religieux pour ne plus être influencé par la religion qui a dominé la culture dans laquelle on vit ? Ce n'est pas sûr. Il est en effet tout à fait concevable que la façon de voir le monde de ceux qui affirment leur rejet du religieux continue à être imprégnée par des valeurs religieuses. Le phénomène de sécularisation, qui est censé marquer la société occidentale depuis plusieurs siècles, ne correspondrait donc pas à une véritable coupure avec la religion ; juste un transfert de ses valeurs vers un domaine plus mondain. Autrement dit, les schémas conceptuels propres à notre modernité trouveraient leur origine dans le monde judéo-chrétien. Qaunt à l'émancipation du fond religieux de l'Occident revendiquée par la pensée moderne, elle ne serait ainsi qu'un leurre.
      Cette ambiguïté de la sécularisation (rupture avec la théologie chrétienne ou prolongement laïcisé de celle-ci) a alimenté nombre de débats, en particulier dans la pensée allemande. Par exemple, pour un philosophe comme Karl Löwith (1897-1973), l'idéologie du progrès n'était que la transposition sécularisée de la vision de l'histoire élaborée par le christianisme. De façon similaire, dans ce livre, Eric Voegelin (1901-1985) voit une résurgence du gnosticisme chez des auteurs comme Hegel, Marx, Nietzsche et Heidegger. Non pas que ces penseurs reprenaient explicitement à leur compte le credo de cette « hérésie » chrétienne qui se définissait par un rejet du monde et par l'idée qu'une certaine connaissance permettrait de s'en échapper, mais leur interprétation du monde et leur désir de le transformer — plutôt que de s'en échapper — en proviendrait implicitement.
      Cette analyse de Voegelin n'est bien sûr pas sans poser de problème. Un autre penseur allemand, Hans Blumenberg (1920-1996), considérait par exemple que la pensée moderne est moins une reprise de la gnose que son dépassement. On peut également s'interroger sur cette tendance de Voegelin à déceler l'influence de la gnose dans l es systèmes de pensée les plus divers. Quoiqu'il en soit, on ne peut que se féliciter de voir traduite une « pièce » importante de ces débats due à un auteur relativement peu connu en France malgré une œuvre abondante. Quant à une synthèse sur le sujet, on conseillera le livre de Jean-Claude Monod, La Querelle de la sécularisation. De Hegel à Blumenberg, Vrin, 2002.

Thomas Lepeltier, Sciences Humaines, 151, juillet 2004.

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