En ce qui concerne l’intelligence, les êtres humains ont souvent tendance à dévaloriser celle des autres animaux. Pourtant, comme nous l’explique dans son nouveau livre le célèbre primatologue Frans de Waal, ce mépris pour l’intelligence animale a perdu toute raison d’être au cours des trente dernières années. Les éthologues ont en effet découvert des capacités cognitives insoupçonnées chez les animaux. Plus question donc de considérer que ces derniers sont dominés par leurs instincts ou qu’ils ne font que répondre à des stimulations extérieures. Il existe d’authentiques formes d’intelligence chez eux. Ce renversement de perspective a commencé quand les chercheurs ont arrêté de comparer les capacités cognitives des animaux à celles des humains et qu’ils se sont mis à les étudier dans ce qu’elles avaient de spécifique. D’une certaine façon, pour se rendre compte de l’intelligence des animaux, il a fallu faire preuve d’intelligence.
Par exemple, au lieu de tester un écureuil pour savoir s’il peut compter jusqu’à dix, alors que cette activité ne fait pas partie de sa vie, il est apparu plus judicieux de s’intéresser à sa capacité de mémoriser les endroits où il stocke ses glands. C’est ainsi que l’on a découvert qu’il possède une étonnante mémoire spatiale. De même, pendant longtemps, on a testé la capacité des chimpanzés à reconnaître des visages. Mais on leur demandait de distinguer ceux des humains. Le jour où ce sont des images d’autres primates qui ont été utilisées, on s’est rendu compte que les chimpanzés étaient très bons à cet exercice. Et ainsi de suite. Ces sortes d’angles morts de l’éthologie trahissaient un manque d’empathie et de discernement de la part des chercheurs : incapables de se mettre à la place des animaux, ils n’arrivaient pas à imaginer des expériences à même d’évaluer leurs propres capacités cognitives. Selon Waal, cette forme d’incompétence s’apparentait à celle d’une personne qui jetterait un chat et un poisson dans une piscine pour déterminer lequel nage le mieux.
À partir de multiples exemples, Waal raconte donc comment on a fini par réaliser que les animaux sont capables de planifier des actions, de très bien mémoriser certains événements ou lieux, de résoudre des énigmes, de fabriquer et de manier des outils, de communiquer, de développer des relations sociales complexes, de coopérer, etc. Chemin faisant, Waal règle son compte à l’accusation d’anthropomorphisme dont est souvent victime celui ou celle qui attribue ces caractéristiques aux animaux. Au vu des découvertes récentes, il est en effet plus censé de considérer que beaucoup d’animaux en sont pourvus que l’inverse. Bien sûr, il n’est pas question de le faire de façon irréfléchie. Certains animaux sont très différents des humains. Mais Waal montre qu’un « anthropomorphisme critique » s’avère très utile en éthologie. En disant, par exemple, que des singes « font des projets » ou « cherchent à se réconcilier » après une dispute, on formule une hypothèse qui peut être testée. On se donne ainsi les moyens de mieux comprendre leurs comportements. On serait donc « bête » de ne pas recourir à cet anthropomorphisme.
Au bout du compte, Waal confirme au-delà de tout doute raisonnable l’idée que, sur le plan cognitif, la différence entre les humains et les autres animaux n’est pas de nature mais de degrés. Reste la question pendante à ce travail : comment traiter des êtres qui pensent et ressentent un peu comme nous ?
Thomas Lepeltier,
Sciences
Humaines : « Les grands penseurs de
l’éducation »,
Hors-série (Les Grands Dossiers), n° 45, décembre 2016 -
janvier-février 2017.