En 1975, l’entomologiste Edward O. Wilson publie Sociobiology. The New Synthesis, dans lequel il effectue une synthèse des recherches sur les comportements sociaux des animaux et où, dans son dernier chapitre, il transpose ses analyses aux humains. L’ouvrage suscite aussitôt des polémiques. Wilson est accusé de renforcer les croyances aux déterminismes génétiques et d’offrir une caution scientifique au racisme. Toutefois, après quelques années de turbulence, la controverse s’apaise et Wilson poursuit une brillante carrière de scientifique et d’auteur prolixe. En 2019, avec ce nouveau livre, son trente-deuxième, voilà qu’il traite des grandes transitions de l’évolution du vivant : apparition de la vie, des cellules complexes, des organismes multicellulaires, de la reproduction sexuée et des sociétés animales puis humaines. Selon Wilson, ces transitions auraient un levier commun : à chaque étape, l’altruisme permettrait de passer d’un niveau d’organisation à un autre. Par altruisme, il faut entendre cette tendance à accroitre la capacité de reproduction d’autrui au détriment de la sienne. Par exemple, au sein d’un organisme, certaines cellules sont programmées pour mourir au profit de la survie et prolifération des autres. La question est de savoir comment la sélection naturelle peut laisser cet altruisme se développer.
Selon la théorie dite de la sélection de parentèle, un individu pourrait agir à son détriment en faveur d’autrui si ce dernier lui est génétiquement apparenté dans la mesure où, au final, cette action permettrait d’augmenter la propagation de ses gènes. Par exemple, en se sacrifiant pour sa famille, un individu peut assurer une meilleure diffusion de son patrimoine génétique qu’en la laissant périr. Selon une autre théorie, dite de l’altruisme réciproque, aider autrui peut avoir un intérêt évolutif dans la mesure où le bénéficiaire de l’aide peut retourner la faveur et, par là même, augmenter les chances de reproduction de l’initiateur de l’entraide. Parmi les autres grandes explications, il y aussi la théorie dite de la sélection de groupe. Elle avance que les groupes qui contiennent le plus d’individus altruistes en tirent, par la tendance de ces derniers à coopérer, un avantage évolutif. Mais la plupart des biologistes estiment que cette théorie ne fonctionne pas car, prétendent-ils, au sein de chaque groupe, le nombre d’altruistes ne peut que diminuer avec le temps, selon le principe du free rider (resquilleur)
Ce n’est pas l’avis de Wilson. S’appuyant sur ses recherches en entomologie, il tente de montrer que, sans la sélection de groupe, on ne peut expliquer la mise en place de l’eusocialité, c’est-à-dire de ce mode d’organisation sociale dans lequel les animaux d’un même groupe ont des rôles spécialisés et, en particulier, sont divisés en castes d’individus fertiles et non fertiles. Le phénomène s’observe notamment chez les insectes sociaux. Puis, fort de ce concept de sélection de groupe, Wilson avance que les premières sociétés humaines se sont développées quand, dans certains groupes d’hominidés, une telle structure d’eusocialité s’est mise en place, avec ses individus aux tâches distinctes, dont les grands-parents et les homosexuels qui aident à élever les enfants des autres. C’est cette condition, rare dans le monde animal, qui aurait permis aux humains de dominer écologiquement la Terre, à l’instar des fourmis et des termites. Bien sûr, la thèse ne manquera pas d’être discutée. Mais en n’attribuant pas le succès de l’espèce humaine uniquement à son intelligence, elle peut aussi inciter à une certaine forme d’humilité…
Thomas Lepeltier,
Sciences Humaines,
320, décembre 2019.
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