L’univers livresque
de Thomas Lepeltier
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Compte rendu du livre :
 
The Myth of the Moral Brain.
The Limits of Moral Enhancement,
de Harris Wiseman,
MIT Press, 2015.

En 2005, des chercheurs proposent à des volontaires un jeu reposant sur la confiance réciproque. Chaque participant doit décider quelle quantité d’argent donner à un partenaire anonyme sachant que cette somme va être multipliée par trois. Le récipiendaire a ensuite la possibilité de redonner plus que la somme reçue en signe de remerciement ou de garder tout pour lui. Tout le monde peut donc y gagner, si la confiance règne. L’objectif de l’expérience est de tester l’effet d’une molécule, l’ocytocine, sur le comportement humain. Une moitié des participants a en effet inhalé cette substance, l’autre n’a respiré qu’un placébo. Les résultats montrent que les premiers donnent davantage d’argent à leur partenaire que ne le font les seconds. Peu après cette expérience, d’autres études du même style indiquent que l’ocytocine peut aussi rendre les gens plus coopératifs, plus généreux et augmenter leur capacité d’empathie. Longtemps considérée comme une hormone simplement liée à la fécondation chez les femmes — elle joue un rôle important lors de l’accouchement et de l’allaitement —, l’ocytocine apparaît alors aux yeux de nombreux chercheurs comme la molécule du sens moral, augmentant la confiance, l’affection, l’amour et tout ce qui favorise les bonnes relations humaines. D’où l’idée caressée par certains de la distribuer largement dans la société.

Dans ce livre, le philosophe Harris Wiseman porte un regard critique sur ces désirs d’amélioration de la bienveillance des citoyens à coup d’interventions chimiques ou biologiques. Fondamentalement, son argument est que ces tentatives de perfectionnement ne marchent pas. Analysé dans le détail, l’effet de l’ocytocine et des autres « molécules de l’amour » n’est tout simplement pas aussi probant que ne le suggère certaines expériences de laboratoire. Elles n’augmenteraient la coopération ou l’empathie que dans des situations bien particulières. Dans certaines, elles pourraient même la diminuer. Pour Wiseman, ce manque de fiabilité est très compréhensible. Une bonne action est un phénomène complexe. Elle ne découle pas automatiquement de la modification d’un paramètre biologique. Par exemple, le même désir de protéger un être cher peut entraîner autant des actions vertueuses que des comportements discriminants à l’encontre d’autres personnes. Ou encore, un surplus d’énergie peut entraîner des personnes aussi bien vers des actes violents que vers des actions charitables. Wiseman rappelle ainsi que les comportements moraux, s’ils s’enracinent dans notre biologie, ne prennent forme que dans un contexte psychologique, sociologique et historique donné. Modifier un simple paramètre biologique ne peut donc être la garantie d’une bonne attitude…

Ironiquement, Wiseman montre que cette idée d’augmenter la moralité des personnes par une simple intervention biologique ou chimique tend à affaiblir toute exigence de comportement éthique dans la société. De fait, penser que les individus sont des sortes de marionnettes dont la chimie du cerveau ferait qu’ils agissent bien ou mal supprime toute notion de responsabilité : toute personne s’étant mal comportée pourrait en effet prétexter d’un manque de telle ou telle molécule dans son cerveau pour se dédouaner. Bref, l’idée d’améliorer la moralité des individus à coup de médicaments est au mieux prématurée, au pire pas très sensée. Ce qui ne doit pas empêcher de faire des efforts pour que tout un chacun se comporte mieux.

Thomas Lepeltier,
Sciences Humaines, 286, novembre 2016.


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Autre livre à signaler :

— John Harris, How to be Good. The Possibility of Moral Enhancement, Oxford University Press, 2016.