Rien qu’au cours du siècle dernier, des dizaines de millions d’hommes et de femmes ont été tués dans des génocides, des guerres et des conflits divers. Pourtant, pris individuellement, les humains sont aujourd’hui nettement moins agressifs que leurs lointains ancêtres. Comment ont-ils donc pu devenir des créatures relativement policées tout en développant une telle capacité destructrice ? C’est ce paradoxe de la bienveillance que tente de résoudre ici l’anthropologue Richard Wrangham. Sa thèse repose sur l’idée que les humains se sont auto-domestiqués. La domestication consiste en effet à rendre, au fil des générations, des animaux moins agressifs. En général, elle est opérée par des humains sur d’autres animaux. Mais il suffit que la sélection naturelle favorise une diminution de l’agressivité pour que l’on dise qu’une espèce s’auto-domestique. Selon Wrangham, c’est donc ce qui se serait produit pour les humains.
Ils ne seraient pas une exception. Par exemple, les chimpanzés et les bonobos sont deux espèces très proches, mais les seconds sont beaucoup moins agressifs que les premiers. Une explication de cette différence est que l’agressivité des chimpanzés leur procure un avantage sélectif, alors qu’elle n’en a pas pour les bonobos qui vivent dans une région où les ressources alimentaires sont plus abondantes. Au fil du temps, les bonobos sont ainsi devenus plus pacifiques. Or cette sélection d’une moindre agressivité a de multiples conséquences, comme on le constate expérimentalement : lorsque des animaux sont sélectionnés artificiellement uniquement pour leur docilité, tout un ensemble de transformations physiques accompagne leur évolution. Ils deviennent plus petits, ont des formes plus graciles, un moindre dimorphisme sexuel, une apparence plus juvénile, etc. Pour la plupart, ces traits se retrouvent chez les bonobos comparés aux chimpanzés et chez les premiers humains comparés aux hominidés les plus proches, notamment les Néandertaliens.
En ce qui concerne ces premiers humains, le processus de domestication aurait encore été plus loin car non seulement l’agressivité aurait cessé de leur apporter un avantage sélectif, mais ses manifestations les plus criantes auraient même été volontairement combattues. La raison est que, lorsqu’ils ont commencé à vivre dans des groupes plus grands et plus complexes, l’agressivité – qui s’exprime par des demandes constantes de soumissions, des actes de violences aléatoires, des monopolisations de la nourriture ou des femelles – devenait socialement déstabilisante. Chez les bonobos, on voit déjà les femelles s’allier pour remettre à leur place les mâles un peu trop agressifs. L’hypothèse de Wrangham est alors que les premiers humains en sont venus à coopérer pour éliminer les mâles trop dominateurs. C’est d’ailleurs une pratique que l’on observe chez les peuples de chasseurs-cueilleurs. La grande diminution de l’agressivité primesautière des humains par rapport aux autres grands singes aurait ainsi été rendue possible par le développement d’une violence concertée et planifiée. Dit autrement, la capacité à exécuter froidement aurait donné naissance à un monde social pacifié. Voilà ce qui expliquerait le paradoxe de la bienveillance humaine.
Bien sûr, pour Wrangham, il n’est pas plus question de se satisfaire de ce bas niveau d’agressivité que de justifier la violence organisée. En effet, bien qu’il aboutisse à la conclusion que nous sommes les singes les plus pacifiques entre tous, il ne manque pas de rappeler que nous devons faire mieux.
Thomas Lepeltier,
Sciences Humaines,
315, juin 2019.
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