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Compte rendu du livre :

Moral Origins.
The Evolution of Virtue, Altruism, and Shame,

de Christopher Boehm,

Basic Books, 2012.

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      Du point de vue de l’évolution, la morale est un paradoxe. Certes, la théorie du « gène égoïste » permet d’expliquer pourquoi une forme d’altruisme envers nos proches, avec qui nous avons beaucoup de gènes en commun, se soit répandue : en les aidant, nous augmentons leurs chances de se reproduire et, du coup, nous favorisons la propagation de nos gènes. De même, la théorie de l’altruisme réciproque, qui s’articule autour du thème « je te gratte le dos si tu grattes le mien », permet d’expliquer l’entraide entre individus non apparentés. Mais comment expliquer que l’on puisse aider, à nos dépens, des êtres avec qui l’on n’entretient aucune relation directe ? Telle est l’énigme de l’altruisme à laquelle l’anthropologue Christopher Boehm, après bien d’autres, tente d’apporter une solution dans ce livre.
      Tout commencerait avec l’apparition des premiers humains. Boehm estime en effet que les Chimpanzés et les Bonobos, nos plus proches cousins, n’ont pas un sens de la morale semblable au nôtre. C’est donc après notre séparation de leur lignée évolutive que la morale serait apparue. En l’occurrence, le facteur déclenchant aurait été, suite à l’augmentation des capacités cognitives des premiers humains, le développement de la chasse en bande. La collaboration constituant un avantage direct, il est compréhensible qu’une tendance à collaborer ait été sélectionnée. Mais, pour expliquer la naissance de la morale, il faut aller plus loin.
      Une fois le gibier tué, comment le répartir entre les membres du clan ? Chez les primates, quelle que soit la situation, le mâle dominant s’impose. Il prend toujours la meilleure part du gâteau. En revanche, chez les premiers humains, le travail en groupe aurait favorisé l’émergence d’un sens de l’égalité, sans quoi il n’y aurait pas eu de coopération efficace. Du coup, ces premiers humains se seraient mis à punir ou rejeter leurs comparses ayant tendance à être trop égoïstes ou à prendre plus que leur quote-part, que se soit en trichant, en volant ou par la force. Cette attitude répressive aurait eu des conséquences au niveau génétique : les individus inhibant plus facilement leurs tendances asociales, que ce soit à cause de la peur des punitions ou grâce à leur capacité à intérioriser les règles collectives, auraient été favorisés par la sélection sexuelle. Pourquoi ? Tout simplement parce que, dans une société de chasseurs-cueilleurs relativement égalitaire, le fait de vous montrer généreux et intègre vous donne l’apparence d’être un bon partenaire. Ce sont donc les individus ayant davantage ces qualités qui auraient eu le plus de chance de propager leurs gènes.
      Notons que cette évolution de la morale n’élimine pas les tendances asociales, puisque les individus capables de dissimuler ces tendances vont eux aussi être capables de passer leurs gènes. C’est l’apparence qui compte. Quoi qu’il en soit, étant donnée l’existence d’une réprobation générale, voire de punitions à l’encontre des profiteurs et resquilleurs, le sens de la culpabilité et de la honte aurait présenté un avantage. Sur des générations, les premiers humains auraient donc appris à agir avec un souci de justice, d’équité et de partage pour éviter ces sensations désagréables. Ainsi serait né l’altruisme.
      Ce scénario est bien sûr hypothétique. Il n’est pas sans faiblesse. Mais l’intérêt du livre de Boehm est de l’étayer de beaucoup d’observations éthologiques et ethnologiques. À la fois profond et facile à lire, il constitue ainsi une très intéressante contribution à ce vieux débat sur l’origine de la morale.

Thomas Lepeltier, Sciences Humaines, 246, mars 2013.

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Autres livres à signaler :

Paul J. Zak, The Moral Molecule. The New Science of What Makes Us Good or Evil, Bantam Press, 2012.

Christine Clavien, Je t'aide… moi non lus. Biologique, comportementale et psychologique : l'altruisme dans tous ses états, Éditions Vuibert, 2010.